On entre dans les livres comme dans les œuvres musicales par la première phrase, après la couverture et divers paratextes qui précèdent et entourent le texte. On n'y entre pas comme dans un moulin. Et ces phrases premières ont de l'importance. Ce dont Laurent Nunez veut convaincre ses lecteurs.
L'énigme des premières phrases est consacré aux incipit, aux commencements. Ecrivain, journaliste, spécialiste de littérature, Laurent Nunez, décortique patiemment, mot après mot, les premières phrases de romans (Proust, Zola, Queneau, Perrochon, Flaubert), de poèmes (Aragon, Baudelaire, Apollinaire, Mallarmé), de pièces de théâtre (Racine, Molière). Le résultat est inattendu, brillant ; souvent même, le texte de Laurent Nunez ajoute à l'interprétation courante de l'œuvre avec des informations inattendues, des remarques irrespectueuses, malicieusement cuistres qui réveillent, révèlent le texte analysé.
Laurent Nunez décode, reconstruisant tout l'édifice de l'œuvre à partir des premières pierres. Parfois, on croit percevoir une ironie à peine retenue, comme s'il se moquait de ses lecteurs, de ses anciens professeurs peut-être, des commentateurs autorisés, de lui même, sans doute. "Comment (re)lire les classiques" proclame le bandeau. Pour mettre un peu d'ambiance, Laurent Nunez met en exergue des références plus ou moins subtiles à la chanson populaire : part exemple à propos des deux premiers vers d'Andromaque, "Requiem pour un con", dit l'épigraphe à la Gainsbourg. Francis Cabrel est évoqué par "Petite Marie" à propos de la servante évoquée par Baudelaire (l'épouse de Cabrel s'appelle Mariette, comme la fameuse servante) ; pour L'Etranger d'Albert Camus ("Aujourd'hui, maman est morte", Laurent Nunez cite"Allo maman Bobo" d'Alain Souchon ; puis Dalida ("Parole parole") pour Les faux-monnayeurs de Gide. A propos de Germinal Zola, romancier naturaliste on entend : "Y a le printemps qui chante", Claude François). "Besoin de personne" par Véronique Sanson) pour les Confessions de Rousseau, "Bienvenue sur mon boulevard" de Jean-Jacques Goldman (pour Bouvard et Pécuchet de Flaubert)... A vous de jouer, de deviner, de fredonner ; les juxtapositions peuvent être fertiles et heureuses qui tranchent avec les développements savants de l'auteur. Contact sympathique entre la culture légitime et l'illégitime.
"On lit toujours trop vite", telle est la leçon première de ces exercices de style. Nietzsche l'a dit et redit : il faut ruminer... Voici des petits textes à lire lentement, en savourant chacune des phrases, épicées exactement. Ne lisons donc pas trop vite le livre de Laurent Nunez.
D'autant que c'est un plaisir, et que c'est plus sérieux, plus profond qu'il n'y paraît. C'est un livre sur le commencement, tout commencement, l'entrée en matière, l'origine. C'est un livre bourré d'allusions de toutes sortes, savantes, on peut jouer à les démasquer, les approfondir, les suivre.
La première phrase fonctionnerait comme l'armature de clef (les altérations) dans une partition, pour déterminer la tonalité du morceau, d'un texte... Lisant un roman, un poème nous n'y sommes pas assez attentifs. Il faut penser au Faust de Goethe, traduisant le grec en allemand, qui hésitait : "Considère bien la première ligne, que ta plume ne se précipite pas" ("Bedenke wohl die erste Zeile, // Dass deine Feder sich nicht übereile !") ; il s'agissait de commencement, justement...
Parfois les premières phrases en disent long : voyons la première phrase du Manifeste, "Ein Gespenst geht um in Europa – das Gespenst des Kommunismus" ("Un fantôme rôde en Europe - le fantôme du communisme") ou encore Descartes qui commence son Discours de la méthode en posant : "Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée"....
Pourquoi pas les dernières phrases ? Car, enfin, on ne commence pas toujours par le commencement. Et les premières phrases des films ?
A propos, la première phrase du livre de Laurent Nunez : "Vers quel visage avez-vous souri pour la première fois ?"