Il y a quelques mois j'ai quitté l'homme avec lequel j'ai vécu pendant vingt-cinq ans. Alors j'ai eu l'impression d'avoir intégré une grande communauté qui pourrait s'appeler "la maison des femmes seules". J'y ai retrouvé des amies rencontrées pendant les études, découvert leurs rituels, leurs habitudes.
Hanna, quinqua, vit depuis trois mois chez une amie, à Genève, en attendant de trouver un appartement. Elle repasse à son ancien appartement pour préparer des bagages. Elle dit à Xavier que la vente de la maison de sa mère se concrétise et qu'elle va y faire du rangement, mais ce n'est qu'un faux prétexte.
En fait, elle se rend à Chandossel parce que récemment le visage de Jacob s'est imposé à elle: Pas le visage que je lui ai vu à l'enterrement de ma mère il y a quelques mois, mais celui qu'il avait jeune homme. Je revois son regard et nos mains qui se cherchent mais, de manière incompréhensible, ne se mêlent pas.
A Chandossel, quand elle était encore une enfant, elle était considérée comme étrangère, doublement: d'abord elle venait de la ville, ensuite le monde des siens était bien différent de celui des autres: paysans, employés municipaux, artisans, postiers. La famille de sa mère échappait en effet à leur logique de l'utile:
Ce qui était important était "d'aimer" quelque chose, d'y accorder de la valeur, d'y être attaché.
Au village, arrivée au crépuscule dans la maison de sa mère, elle y fait du feu et se réveille tard le lendemain matin, dans le froid. En sortant chercher du bois dans le bûcher, elle entend une voix chaude et rassurante, c'est celle de Jacob, qui s'approche d'elle pour la délester de son fardeau et le pose devant le poêle de sa chambre:
Il a les mêmes épaules larges et solides que dans mon souvenir, son tronc est un peu trop puissant pour les jambes qu'il a gardées fines mais son corps a toujours des proportions harmonieuses. Son visage est marqué par deux plis de part et d'autre de la bouche. Ses joues sont barrées par deux rides émouvantes.
Personne ne la comprend comme lui, sans mot ni explications: il lit sur mon visage, dans mon regard. Et dire que si nous étions restés ensemble j'aurais pu vivre cela tous les jours. Seulement elle est partie il y a quelque quarante ans et, ici, tout le monde l'a oubliée, sauf Jacob, qui veut bien ce soir faire quelques pas avec elle.
Jacob lui laisse trois cahiers, sur le rebord de sa fenêtre, dans une enveloppe jaune. C'est son journal: celui en cours et ceux d'environ quarante ans plus tôt: ils couvrent les deux années pendant lesquelles nous nous sommes vus presque quotidiennement. Ce n'est pas fortuitement qu'il les lui a laissés: il aimerait qu'elle écrive un livre sur lui.
Il a lu ses livres et aime beaucoup ce qu'elle écrit. Il lui dit en un murmure: Tu ferais mon portrait... mon caractère singulier, mes difficultés. Et c'est ce livre que le lecteur tient entre ses mains. Si les feuilles d'automne se décomposent, il n'en est pas de même des sentiments d'Hanna: le temps n'a pas de prise sur eux, ils continuent à [l]'habiter...
Que fera Jacob de ce récit où elle a cherché à retrouver le chemin qui [la] mène à lui? C'est à lui seul qu'appartient la fin de l'histoire...
Francis Richard
Coeurs silencieux, Anne Brécart, 160 pages, Zoé
Livres précédents:
Le monde d'Archibald (2009)
La femme provisoire (2015)