Économie du poème, discrète exigence.
À la pertinence du propos, certains livres joignent l’élégance, et d’emblée se révèlent indispensables. Rareté.
La chose invite à cette distinction – son évidente qualité de concision, qui satisfait, sans doute. Le haïku est cette chose-là, ce condensé : mots chargés de sens, mots en nombre restreint.
Lecture accomplie, et rapide, souvent : l’objet peut ainsi contenter au mieux – œuvre infime, certes, mais œuvre de l’esprit, dira-t-on, et du meilleur. Car cela se sent, la réussite se voit aisément, le déchet n’existe pas (s’il a existé, on ne le saura jamais !). Voilà une certitude. Sitôt, cependant, survient un doute, point un questionnement : l’objet se suffit-il, faut-il vraiment le considérer comme définitivement clos sur lui-même ? N’ouvre-t-il pas quelque perspective dissimulée ? Cette économie, cette sobriété, sont des pièges, peut-être. Épargne de mots cache, ou révèle, profondeur ? Soupçon. Et cette ponctuation : parcimonieuse, plus que succincte : un tiret, parfois, quelques points d’interrogation, d’exclamation, parce qu’il faut bien marquer chez nous quelques nuances ; mais était-ce nécessaire, ces quelques signes, dans la langue d’origine, on se demande. Traduire, trahir, inépuisable rengaine.
Ou s’agit-il d’un objet sans bornes assignables ? Entendons que la réduction est si extrême que délicate la définition. L’objet fuit, bien qu’étant là, bien là. Parti de peu, accompli de pas grand chose. Futilité ? Non. Mais pure volatilité peut-être, ou bien densité dans le vif, ou le ténu, ou extrême lucidité, dans l’aigu, mais de passage ?
Faire l’éloge du haïku (ce qui n’avait jamais été tenté sous nos latitudes), en sus d’un certain goût souverain, une ferveur très solide, cela nécessite une méthode, et assurément sans pesanteur, la patience du pas dans l’analyse, une immense accumulation de références et science des échos dans l’infime, et donc minutie, délicatesse.
Antoine Arsan nous propose donc son Rien de trop. Arsan est cet auteur qui a déjà livré, sous un nom différent (le sien, celui d’un haut fonctionnaire ayant tâté de la finance comme du monde des Lettres), un carnet de voyage délicat titré La Tentation de Tokyo (Arléa, 2015), où l’humble promenade sert de véhicule à l’observation scrupuleuse, où déjà, le petit rien du quotidien devient le signe d’une complexe identité.
Nihil nimis ! Adage d’antique et austère sagesse, dans nos contrées. Ici, porte d’entrée de l’ouvrage d’une sorte de sage, qui aurait fait le tour d’une petite énigme sans se lasser de la voir renaître. Liminaire ébauche de définition, certainement.
Le haïku est-il un poème ? Sa forme interroge – codifiée, dans sa langue d’origine, et donc difficilement transposable sinon par artifices, compréhensible sinon en tant qu’exercice, ou bien abordable seulement par défi – ; son sens (entendez : sa nécessité) ne s’impose pas. Le haïku – forme & sens – se pose, ou fait pause : achevé, il reste en suspens. C’est son essentielle, sa plus avérée distinction.
L’objet est donc là, corps verbal minimal, et on l’attend encore. S’il est réussi (mais il l’est forcément, car on oublie, on ne veut pas savoir les tâtonnements, les indécisions, les ratages, les avortements : on ne les conçoit même pas), il a cette vertu de permettre à son lecteur de ne pas s’ignorer lui-même passager, précaire, conjectural. Indiscutable puisqu’il aura forcément visé juste, il tient son propre auteur pour absence réalisée ; la signature importe peu, on ne retient le nom qui accompagne l’objet que par politesse, au fond, comme il convient chez des gens qui ont porté cette qualité sociale au rang supérieur des valeurs de comportement, et de toute façon, celui qui s’adonne au haïku dit « je » de façon très exceptionnelle – jamais, de fait ; comment en serait-il autrement du lecteur ? Celui-ci, comme l’auteur, se découvrent en état d’effacement : la chose est advenue, et seule elle se sait, car s’affirmant ainsi, présence. Ce menu bloc de mots est. Le là même se gomme.
Antoine Arsan nous expose les codes de fonctionnement du haïku tel que l’usage en a fixé la forme au Japon. C’est d’abord pur clin d’œil, et pointe de fantaisie : extrême liberté de ton, s’associant peu à peu une densité que des maîtres tel que Bashô, au XVIIème siècle, fixeront – le bouddhisme zen lui apportant sa maturité (mieux : la saveur particulière d’une saisie de l’instant) qui fera dire, chez nous, à Yves Bonnefoy, qu’il s’agit d’une « épiphanie du Rien ».
Trois courtes lignes, par conséquent. Alliant apparente simplicité de l’expression et sollicitation extrêmement aiguë de l’attention portée aux éléments souvent les plus ordinaires du quotidien – lui, ainsi comme épuré. Trois traces de condensation. La langue ici se nettoie, se vide, la scorie se bannit, la conscience, une sorte acérée, mais sans mordant, sans agressivité, de conscience des êtres, des faits et des choses se parfait à proportion, dirait-on. Le banal à l’infini, l’excellence du commun, du quelconque, mais un quelconque de choix.
Arsan cite l’exemple d’un maître contemporain (car si le « je » disparaît, si l’auteur s’efface, si son nom se dilue, il existe des virtuoses qu’on peut situer, tout de même), Ozaki Hôsai :
Il assiège
la porte de la cuisine
le cosmos
Le poème (c’en est un, finalement : les mots jouent, manifestement) dévoile, il augmente une raison qui ne doit rien à la logique de l’habitude où le banal se noierait, il devient le siège de l’Éveil.
Voilà donc un « pur énoncé », dit Arsan : nul discours où s’exposerait une idée (quelle folie, une idée !) ; aucune intention de propos à tenir (le coûte-que-coûte est étranger à l’artisanat du haïku) ; pas de message à délivrer, surtout pas (tyrannie exaspérante et vulgaire du message, de nos jours).
Le silence est la récompense qu’il contient, et offre en partage : le haïku ne s’explique pas ; ce n’est pas qu’il refuse l’explication, c’est qu’elle n’a pas lieu d’être. La lecture s’en fait en confidence avec soi-même : à haute voix, non, mais dans le for d’une lucidité toute singulière et qu’on n’accorde qu’à soi.
Lire un haïku revient à s’accepter – être peut-être, chose parmi les choses du monde, et infiniment perdu pour toute espèce de nombrilisme.
Autre exemple, de Masaoka Shiki :
Me retournant pour voir
l’homme que j’ai croisé –
le brouillard
Qui suis-je ? Question déserte, elle-même, plus que vide. Celui que j’ai croisé, c’était moi, et moi égale brume, désistement, liquidation. Non-moi.
Lire, oui, très bien. On a saisi l’insaisissable. Parfait.
Mais écrire un haïku, maintenant ? Exercice de plus-que-modestie. L’auteur tend de fait à disparaître dès l’abord du poème à composer, à négocier plutôt entre les pôles incertains du rien de trop, et « se priver de style », voilà ce qui véritablement signe la réussite.
Et traduire, alors ? Tâche infinie, également. Et qui requiert du translateur une singulière imprégnation, d’autant plus activement fervente que l’objet à peine abordé doit s’achever au mieux, c’est-à-dire à hauteur du rien de trop inaugural, indispensable d’ici à là. Un mieux qui sait tout aussi bien se faire attendre : tel poème de Bashô a eu chez nous des dizaines de versions.
(Ici, une parenthèse. Je repense à une autre petit livre essentiel, d’Eliot Weinberger et d’Octavio Paz, le premier étant par ailleurs le traducteur de l’autre aux Etats-Unis, et le second ayant pratiqué le haïku sans déshonneur aucun : Antoine Arsan le cite. Paz et Weinberger ont publié il y a 30 ans Nineteen Ways of Looking at Wang Wei : ils offrent au lecteur un quatrain du célèbre Chinois, un seul quatrain vieux de 1200 ans, et lui adjoignent 19 versions en trois langues, français, anglais, espagnol. Une manière d’invitation à relever le gant, peut-être, mais surtout à explorer les possibles de chaque langue.)
Écrire comme traduire, requérant discernement, balayant toutes conventions – les nôtres surtout : à l’Occident du monde, les mots sont choses dont on joue, mais souvent dans la gratuité, ou la fatuité (certains se donnent le prétexte de « contraintes », et ce ne sont que caprices déguisés, simples lubies). Le haïku, lu, fait signe, et seulement signe ; jouer des mots pour lui n’est pas se jouer la farce du génie, afin d’impressionner.
Les mots sont mots, tenons-nous-en là ; le haïku dit ce qui est, ce qu’il est : mots-choses. Il ne « veut rien dire », dit Arsan, et « veut ne dire rien ». Rien que le rien dont il est constitué : mots auxquels échappe toute grâce superflue (au deux sens du terme, charme dispensé, faveur accordée par un plus-que-soi), parce qu’à vrai dire, ils la refusent. Arsan énumère ces rejets : connotations, allusions, sous-entendus, ambiguïtés, glissements de sens… Le haïku « va jusqu’à se passer de l’artifice et de l’imaginaire. Le réel, rien que le réel. »
Plus loin encore, ceci : « …le haïku ne montre pas le jamais-vu, il énonce le vu depuis toujours. Il s’inscrit dans le quotidien sans relever de l’historicité, et touche à l’éternité en restant terre à terre. Sans le secours d’une esthétique élaborée, sans élan, ni élévation, sans transcendance. Sa poésie ne s’achève pas plus dans le divin qu’elle ne s’épanouit dans le chaos. »
Antoine Arsan consacre même un chapitre à une intéressante et originale comparaison du haïku avec le flamenco et le jazz. Le duende du premier, l’indéfinissable, son apparition, c’est là où le chant perce et « déchire » qu’il gîte ; le it du saxo, c’est là aussi où le souffle trouve l’acéré, le vif et plus que vivant qui accomplit l’acte du jouir, la lumière qui paraphe le son lorsqu’il s’est enfin trouvé : Arsan cite un passage de Sur la route de Kerouac ; il aurait pu tout aussi bien extraire de déclarations de Coltrane ou de Miles Davis une substance semblable, qui rapproche le jazz, ou le flamenco, du haïku : « Si la note aiguë dans l’instrument du musicien, si le cri dans la voix du chanteur nous délivrent, ce n’est que pour tomber dans l’infini silence qui les suit, dans le vide où nous projette, comme le ressort caché du haïku, le fil enfin rompu de la musique. »
Le haïku possède cependant une qualité que les deux autres n’ont pas (le flamenco étant sans humour, et geste sérieux, entre aficionados ; le jazz, pratiquant, et demandant complicité et participation ; tous deux ayant donc charge collective) ; le haïku existe dans l’isolement, il « s’impose hors contexte, il se justifie à lui tout seul ».
Ce petit livre nous libère de toute pesanteur. Il doit se conserver comme un camarade, en compagnie duquel on aurait visité une contrée limpide où l’on se serait senti devenir ombre légère. Volatil. Et pourtant plus dense, en un coin discret de soi.
Livre précieux ; livre aimable.
Auxeméry, 3 août 2017
Antoine Arsan, Rien de trop / Éloge du haïku, Gallimard, 2017, 96 p., 11€. Feuilleter quelques pages du livre.