Quitter son pays n'était pas une option qu'il avait envisagée. Ce n'était pas par manque de courage. Simplement, plusieurs années dans un orphelinat l'avaient guéri du besoin d'espérer qu'une chose impossible se produise.
Son pays, c'est la Roumanie communiste de Ceaucescu. Il s'appelle Viorel Cioban. Et il pense encore ça, même après que Fernando, le père de famille de Chiliens, réfugiés ici à la suite du coup d'État, lui a dit qu'ils projettent de fuir en France dès que possible:
Nous n'avons pas fui une dictature pour se retrouver pris au piège dans une autre.
Ce qui va le faire changer d'avis, c'est un concours de circonstances: l'arrestation de son beau-père, Ion, qui a été dénoncé pour avoir proféré des injures contre le régime; la qualification de sa fille Alina pour une compétition internationale de tir à Zurich.
Alina s'est mise au tir avec son grand-père: elle a les qualités requises, physiques et mentales, pour cette spécialité. Sa soeur, Dina, au contraire d'elle, s'intéresse aux garçons, tel Marius, mais la famille de celui-ci lui interdit de la fréquenter à cause du grand-père.
Viorel et sa femme, Elena, décident que les filles doivent partir, sans eux. Pour y parvenir, ils n'acceptent qu'Alina participe à la compétition de Zurich qu'à la condition que Dina parte avec elle. Contre toute attente, cette condition si simple et si absurde est prise au sérieux.
Elena se charge de convaincre Alina de ne pas revenir: là-bas elle ne peut avoir qu'une vie meilleure; Viorel se charge d'en convaincre Dina autrement, en lui démontrant qu'ici il n'y a rien à espérer de la vie, sinon d'avoir l'esprit constamment rongé par la peur :
Alina et Dina partirent le 12 mai 1980 avec une délégation sportive de tir à la carabine. La destination était une ville dans un pays minuscule et forcément inconnu: la Suisse.
En 2016, Dina, restée célibataire, infertile, s'occupe de son neveu, Johan, 27 ans, depuis que ses parents, Grégoire et Aline Tomasi (pour réussir son intégration, elle n'est plus Alina), son frère Paul, et une jeune inconnue sont morts dans un accident de voiture en 2002.
Sol est le récit de l'adaptation de deux soeurs en exil (qui ne s'y entendent guère mieux que lorsqu'elles étaient au pays). La vie d'Aline y est beaucoup plus aisée que celle de Dina. Pour preuve, après la mort d'Aline et de Grégoire, leur fils Johan deviendra rentier...
Aline fait d'autant plus d'effort pour s'intégrer qu'elle a épousé un Suisse qui est né à l'endroit où il vit toujours: elle [pourra] déployer toute la capacité d'adaptation du monde, elle n'aura jamais le même sol que lui sous les pieds... Dina, plus engagée, ne culpabilise pas autant qu'elle...
Quant à Johan, il ne semble pas intéressé par la vie passée de sa mère: Les gens morts sont morts. Fin de l'histoire. Pourtant, s'il ne veut pas écouter sa tante Dina sur le sujet, il ne peut s'empêcher de retourner sur le lieu de l'accident pour comprendre ce qui s'y est passé...
Cette quête de Johan, à la fin du roman, est l'occasion pour Raluca Antonescu d'offrir au lecteur une reconstitution fabuleuse de la mémoire de l'unique descendant de la famille, sans laquelle il ne pourra tout simplement pas donner de nouvel élan à son existence...
Francis Richard
Sol, Raluca Antonescu, 376 pages, La Baconnière
Livre précédent:
L'inondation (2014)