Ce n’est pas un ouvrage philosophique sur la couleur, non plus un livre écrit en palimpseste du Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes de Robert M. Pirsig, encore que, compte-tenue de la malice littéraire de Roger Lahu, la double précision, « sans motocyclette » et « (sauf une in extremis) », peut être entendue néanmoins comme une piste de lecture.
À sa manière irrévérencieuse, le poète aborde deux sujets graves. La mort, tout d’abord, via une étude poétique du noir. Puisant ses références plutôt dans Stars Wars (« ronchonnonflement (un peu dark wador sous son masque »), sur Wikipedia, chez Jim Jarmusch (le café noir de Coffee and Cigarettes), que dans les traités philosophiques, il fait un petit tour des peurs du noir, avec, au bout, le noir de la mort, l’inconnue. Tout ce qui est noir est presque prétexte à une évocation comico-morbide (« tu t’écroules, tu râles, tu saignes comme un/goret pré-boudin purée pommes, t’es mort ? »). L’hyper-présence du noir dans les poèmes faisant allusion amusée à un certain refrain populaire bien connu de tous, « noir c’est noir », et à sa rime attendue et risible. Ce livre offre une poésie pré mortem de post mourant pré clamsant, pour reprendre les mots du poète, et qui feint de n’en avoir cure ; tord-nez à la mort à la fois testament rigolard. Le déploiement référentiel, porté par un parler de l’écriture goguenard, confère à l’ensemble un ton qui oscille entre l’humour grotesque et salubre et le rire fin, dans la tension amusée ; faut-il rire ou pleurer de la mort, et comment. Cette peur du noir, issue de l’enfance, sur laquelle revient souvent Roger Lahu, est celle qui fait prendre conscience à un moment donné de l’enfance de l’état final auquel se destine l’homme. Cette peur peut être simultanée à une perception affinée de la langue :
« “un” pépé mort sur son lit “de mort” forcément,
puisqu’il l’était, mort.
“Il est au ciel” en guise d’explication. ce genre
d’explications que les adultes donnent et qui compliquent
bigrement les situations enfantines au lieu de les clarifier.
“Mais qu’est-ce qu’il fait là-haut, pépé ? et il va pas
tomber ? et comment il va manger ? »
Le second sujet grave que Roger Lahu aborde moins directement est un sujet aggravé par les poètes eux-mêmes, et est la poésie elle-même1. Avec laquelle et de laquelle les poètes, généralement, ne rient pas. La mort, la poésie, voilà bien deux sujets avec quoi ne pas plaisanter, surtout si la seconde est le support d’une évocation de la première, avec thrènes et tombeaux ; sauf pour Roger Lahu. Ainsi, il ne sera pas étonnant de la part du plus brautiganisé des poètes français (et de façon réussie) de relever des comparaisons aussi absurdes que « le temps d’une vie d’homme aussi volatile qu’un pet de moustique dans une tempête de force 10 » tombant dans le poème comme une phrase de Richard Brautigan « pour jouer à la plus petite tempête du neige jamais recensée dans l’histoire du monde » (« elle a dû faire dans les deux flocons »)2. Certaines créations lexicales appuyant sur l’irrévérence : alors, le verbe « défunter », si on a l’esprit apte au calembour le plus tiré par les cheveux, fait entendre homophoniquement « fienter ». C’est en effet, irrévérencieusement, comme il aime à le faire, que Roger Lahu conjoint mort et poésie, en ce petit traité du noir et de la mort et de la poésie traités non poético-poétiquement.
En effet, comme le signale le préfacier Daniel Fano, Roger Lahu n’a pas pris le roman de Robert M. Pirsig pour hypotexte à parodier ou pasticher, du moins évidemment ; cependant, il ne faut pas lire Roger Lahu aussi légèrement qu’il vous y invite, et il n’est pas tout à fait exact de suggérer l’absence de lien entre les deux « petits traités » ; et le titre, nous le disions, mène sur une piste de lecture. Sans entrer dans des considérations mal maîtrisée du bouddhisme zen, nous noterons qu’il est autant peu question de philosophie zen dans le roman américain que dans le livre de Roger Lahu, même s’il y a soin chez l’un comme chez l’autre de ne pas avouer la recherche d’une certaine sagesse face à la mort, ou du moins, de maîtriser la peur que celle-ci génère. L’un comme l’autre reviennent sur leur passé pour y travailler. Il y a relation transtextuelle entre les deux livres, sans qu’elle soit un fondement du livre de Roger Lahu ni une priorité de lecture. Cela étant, la précision clausulaire entre parenthèses en titre, sorte de dérapage contrôlé, déstabilise cette affirmation. Sous le masque de la drôlerie, et on la retrouve moult fois dans les livres de Roger Lahu, il y a une philosophie zen souriante.
Jean-Pascal Dubost
Roger Lahu Petit traité du noir sans motocyclette (sauf une in extremis), éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2017, 90 p., 14€
1 Lire AZERTUIOPédaire - Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur la poésie sans jamais oser le demander, Gros Textes, 2017
2 in Tokyo Montana Express, trad. de Robert Pépin, Bourgois