(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Front de Verdun, 28 août. Nous redescendons de la cote 304 et nous sommes pénétrés de la haute grandeur du soldat français. Sur ce mont effroyable, sa haute valeur morale nous a frappés d’un choc. À le regarder, lui vainqueur, qui, sous les obus, toujours sous les obus, se fait maintenant constructeur, l’héroïsme placide de sa tâche, comme une sublime apparition, peu à peu s’est dressé devant nous. Nous qui n’aimons pas les grands mots, devant de tels faits qui les redorent, nous les avons sentis désormais les seuls maîtres de notre expression, ce que nous découvrions était magnifique. Nous croisions ces hommes vivants dans ce pays terrifiant de la bataille et plus nous les approchions, plus ils étaient étonnants, ce sont des saints civils, nous comprenions qu’un immense fossé, qu’eux seuls, par une nouvelle abnégation, pourront combler, les séparait de tous ceux qui n’auront pas connu ces années où, sous la menace constante de la mort qui déchiquète, pour d’autres peut-être que pour eux, calmement, ils dirigeaient la future vie nationale. C’est là-dessus qu’ils vivent ! Si près et si loin du monde à la fois ! Si près jusqu’à 20 kilomètres ; on mange, vit, dort comme partout, si loin puisque rien d’humain n’a jamais ressemblé à ce sol tragique. Pays où l’on n’est jamais sûr d’achever son rêve, sa phrase, sa course ; pays sans nom qui ne tient à la terre que par la mort, tu es leur patrie à ces soldats-là ! Et ce pays, ce désert infesté, ce cycle de l’enfer que tout le monde rejetterait avec horreur, que les plus pauvres et les plus fous n’auraient pas voulu pour rien, acharnés à le conquérir, ils l’ont gagné avec leur sang. S’ils ont attendu toute une terrible nuit, angoissés, la minute de s’élancer ; s’ils se sont engagés dans le ravin de la mort où pas un être, depuis six mois, ne pouvait se montrer sans tomber ; s’ils ont abordé la pluie hachante des tirs de barrage et passé sous ses voûtes de terreur, c’était pour vous occuper, crête macabre. Si encore une victoire trébuchante les avait attendus, si au bout de leur effort héroïque une ville avec ses maisons, ses toits pour s’abriter, de l’eau pour se laver, des vêtements pour se changer, s’était ouverte sous leurs pas, mais jamais, ce qui leur était réservé le voilà c’était un chaos. Dans les boyaux et les trous d’obus Parcourons-les, voyons-le, admirons ! Longeons d’abord les boyaux gluants. Les Allemands les connaissent, ils tirent dedans à coup sûr. Un 105 qui n’a pas éclaté est là fiché sur la paroi de droite, d’autres les ont bouleversés, d’autres les bouleversent à cet instant même. Les hommes passent, la mort sur eux à bout portant éclate et laboure, ils passent. — Arrête-toi, crie l’un d’eux au chef de file. Le chef de file répond : — Nous n’en recevrons pas plus que nous devons en recevoir. Les boyaux se terminent, le terrain depuis hier conquis n’est pas encore camouflé, nous marcherons de trous d’obus en trous d’obus et les soldats seront là, découverts sous le tir ennemi qui, ce matin, est incessant et dispersé. L’ennemi arrose toute la position, au hasard, dans le nombre il trouvera bien sa proie. Quand le combattant est sous un abri, si inefficace qu’il soit, il se sent plus à l’aise, moralement il se croit préservé, il n’ignore pas que si l’un de ces gros qu’il voit tomber tout autour arrivait juste sur son toit, son toit et lui voleraient en éclats ; cette séparation qui l’isole une seconde de la mort le rassure, il est autant au danger, mais moins sur ses nerfs. Aujourd’hui rien ne s’interpose entre sa sensibilité et l’implacable, dans sa lutte furieuse il a tout mis en loques, il est tout nu devant le bourreau. Spectacle macabre Le tir de barrage allemand a mâché mètre par mètre le ravin de la mort, pas la trace d’une piste où une souris aurait pu se faufiler, tout est haché, ils ont passé par ce lieu. Traversons le col de Pommerieux, arrivons sur 304, c’est une affolante contrée. De vieux débris de cadavres allemands déterrés dans les cinq journées où régna notre artillerie nous attendent. Tous ces anciens morts d’outre-Rhin sont ressortis au son du canon ; de tout nouveaux leur font compagnie : voici l’un des fils blonds de Germanie, il est tout noir et son voisin, son frère, est tout noir aussi ; c’est contre des Nègres, dirait-on, que les gars de Pauffin de Saint-Morel, que les gars de la 26e division se sont jetés. Vous marchez, vous tombez sur une scène héroïque racontée par trois morts : un Français et deux Allemands – tout ce qui se passe sur cette crête a une telle grandeur tragique que l’ennemi cesse d’être le Boche et redevient l’Allemand – morts, ils se battent toujours. Le corps du Français les recouvre tous les deux, il proclame jusque dans l’immobilité du trépas qu’en recevant le coup final, il les a terrassés. Vous marcherez, vous marcherez, les obus qui, depuis cinq heures, ne cessent de labourer, laboureront autour de vous. Vous marcherez un peu perdu et rencontrerez des tableaux qui, si vous en aviez, iraient vous chercher les sanglots. Voici un Allemand étendu sur un tas de lettres, il a l’air de tant y tenir que, par sentiment d’humanité, vous voulez en prendre une, chercher une adresse et faire prévenir par la Croix-Rouge. Mais il faudrait comme il était… Les Français sont là Vous marcherez dans la contrée démente et, taches bleues qui remuent, vous arriverez chez ses habitants vivants ; des Français travaillent, respirent et tiennent ici. Nous leur avons parlé. Nous étions nés eux et moi, dans la même province. Ils s’en souviennent, mais ici, ils ont l’exemple constant par les cadavres qui les empoisonnent de ce que devient un jeune homme quand le fer qui valse dans l’air l’empoigne et ils tiennent ici, s’ils doivent être ce qu’est ce cadavre, ils le seront. Sur 304, contrée effrayante, dernière gloire et dernière misère du soldat français, la grandeur de son héroïsme paraît si haute que tout le reste de l’activité humaine, tourné vers elle, devrait s’arrêter un moment en extase.
Le Petit Journal
, 29 août 1917.Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
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