J'aurai consacré l'été à écrire un nouveau livre grand public, qui paraîtra au début de l'année 2018 et dont je vous dirai plus très prochainement... J'ai par ailleurs rédigé plusieurs billets sur mon blog, depuis les banques en faillite jusqu'aux intervalles de confiance dans les sondages, en passant par l'excédent extérieur de la zone euro, les problèmes de compétitivité-coûts et la baisse des APL.
Le billet d'aujourd'hui est le fruit de mes très nombreuses lectures estivales, car faut-il rappeler cette évidence, écrire des livres, des articles de recherche ou des papiers dans les journaux, nécessite de se documenter longuement. Comme de plus j'ai été invité à donner une petite conférence sur l'histoire de la pensée économique au mois d'octobre, j'ai relu mes classiques dont la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie de Keynes, livre majeur paru en 1936.
La critique radicale de Keynes
Lorsqu'il écrit sa Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie (publiée en 1936), Keynes veut en découdre avec la domination toute puissante de l'économie néoclassique qui, à l'image de notre époque, a pourtant prouvé son incapacité à rendre compte de la crise.
Dès lors, Keynes montre que le fonctionnement du marché du travail, tel que le voient les néoclassiques, est une analyse "supposée simple et évidente qui a été fondée, pratiquement sans discussions, sur deux postulats fondamentaux". Il lui porte ensuite l'estocade en déclarant : "il se peut que la théorie classique décrive la manière dont nous aimerions que notre économie se comportât. Mais supposer qu'elle se comporte réellement ainsi, c'est supposer que toutes les difficultés sont résolues" !
Keynes et le commerce international
Je ne résiste pas à l'envie de vous faire lire cet extrait de la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, qui montre toute la modernité de la réflexion keynésienne.
"Nous avons dit en passant que le nouveau système pourrait être plus que l’ancien favorable à la paix. Il convient de revenir et d’insister sur ce sujet.
Les causes de la guerre sont multiples. Les dictateurs et leurs semblables, à qui la guerre procure, au moins en perspective, un stimulant délectable, n’ont pas de peine à exciter le sens belliqueux de leurs peuples. Mais il existe en outre des causes économiques de la guerre, qui leur facilitent l’entretien de la flamme populaire, à savoir: la poussée de la population et la compétition autour des débouchés. Cette dernière cause, qui a joué au XIXe siècle et jouera peut-être un rôle prédominant, a un rapport étroit avec notre sujet.
Nous avons signalé dans le chapitre précédent que sous un régime de laissez-faire intérieur et d’étalon-or international, comme celui qui était orthodoxe pendant la seconde moitié du XIXe siècle, le seul moyen pour les Gouvernements de soulager la détresse économique de leur pays était de lutter pour la conquête des marchés extérieurs. Les remèdes au chômage chronique ou intermittent se trouvaient tous exclus à l’exception des mesures destinées à améliorer la balance extérieure des revenus.
Les économistes avaient coutume de célébrer le système international existant parce qu’il procurait les fruits de la division internationale du travail tout en conciliant les intérêts des différentes nations; mais ils laissaient dans l’ombre une conséquence moins bienfaisante de ce système. Et certains hommes d’État faisaient preuve de bon sens et d’une juste compréhension de l’ordre réel des choses lorsqu’ils soutenaient qu’un riche et vieux pays qui néglige la lutte pour les débouchés voit sa prospérité décliner et s’évanouir. Or, si les nations pouvaient apprendre à maintenir le plein emploi au moyen de leur seule politique intérieure (et aussi, faut-il ajouter, si elles pouvaient atteindre un équilibre démographique), il ne devrait pas y avoir de force économique importante propre à dresser les intérêts de divers pays les uns contre les autres. Il y aurait encore place pour la division internationale du travail et pour l’octroi de prêts à l’étranger en des conditions appropriées. Mais aucun pays n’aurait plus un motif puissant d’imposer ses produits aux autres pays et de refuser les leurs, comme ils le font aujourd’hui, non parce que cette politique est nécessaire pour leur permettre de payer ce qu’ils désirent acheter à l’étranger, mais parce qu’ils cherchent à rompre ouvertement l’équilibre des paiements de manière à rendre leurs balances commerciales créditrices. Le commerce international cesserait d’être ce qu’il est, c’est-à-dire un expédient désespéré pour préserver l’emploi intérieur des pays en stimulant les ventes et en restaurant les achats au-dehors; moyen qui, lorsqu’il réussit, ne fait que transférer le problème du chômage au pays le moins bien placé dans la lutte. Il deviendrait un échange de marchandises et de services, réalisé librement et sans obstacles, en des conditions comportant des avantages réciproques."
À la recherche désespérée des débouchés internationaux
Ainsi, contrairement à ce qu'affirment certains, Keynes n'est pas opposé au libre-échange et à la division internationale du travail, tant s'en faut ! Mais il constate que trop souvent le commerce extérieur sert d'expédient à des nations incapables de lutter autrement contre le chômage. Pour le dire autrement, au lieu de chercher à obtenir le plein-emploi en agissant sur la demande intérieure, les gouvernements se lancent dans une guerre commerciale avec leurs voisins, ce qui revient au fond pour une nation à exporter son chômage chez celles dont l'économie est moins compétitive. Pire, cela peut même déboucher en fin de compte sur de véritables guerres... Qu'il suffise de penser à l'Amérique de Trump et à la Chine de Xi Jinping !
Plus généralement, n'est-ce pas ce que font la plupart des gouvernements actuels, français en tête, lorsqu'ils martèlent qu'il faut plus d'entreprises exportatrices pour augmenter la croissance et réduire le chômage, alors qu'en parallèle ils étouffent la demande intérieure par l'austérité ? Ce faisant, les gouvernements se lancent dans une politique commerciale non-coopérative, tout en réduisant de manière indifférenciée les dépenses publiques alors même que les trois-quarts d'entre elles servent à d'autres agents (dépenses de transfert, d'investissement...). Et tout cela avait déjà été compris en 1936. Fermez le ban !