Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, Paris, Gallimard, 29 €, 2017, 663 p. , Bibliogr., Index des notions et des noms.
En annexe : "Esquisse de formalisation des structures de la marchandise", par Guillaume Couffignal, pp. 503-558. (à partir de la théorie mathématique des catégories).
Cet ouvrage constitue un outil fondamental, indispensable, pour la réforme de l'entendement médiatique et publicitaire. Luc Boltanski est un auteur clef des sciences sociales ; depuis La découverte de la maladie (1968), Un art moyen : essai sur les usages sociaux de la photographie (1965) et Les cadres : formation d'un groupe social (1982), Luc Boltanski renouvelle sans cesse son approche du monde socio-économique et des outils pour l'analyser : Le Nouvel Esprit du capitalisme (1999), La Condition fœtale. Une sociologie de l'avortement et de l'engendrement (2004), De la critique. Précis de sociologie de l'émancipation (2009) et puis, Enigmes et complots : une enquête à propos d'enquêtes (2012) constituent des composantes essentielles de son œuvre. Son plus récent ouvrage, avec Bruno Esquerre, vise le cœur de l'actualité sociale, politique, culturelle qu'il permet de saisir avec rigueur.
"L'âge de l'économie de l'enrichissement", correspond à celui de la désindustrialisation des pays occidentaux. Destruction créatrice ? Pour compenser cette désindustrialisation, tout se passe comme si se mettait en oeuvre une marchandisation de biens jusqu'à présent hors du commerce, sans prix. Pour comprendre la société française contemporaine et ses tensions, les auteurs rapprochent dans leur travail plusieurs manifestations récentes de la marchandise, des domaines généralement séparés : celui des arts et de la culture, celui des musées et des galeries, des objets anciens (antiquités, brocante), du luxe, du tourisme, des collections (grandes et petites). Ces secteurs, notons le, repésentent une partie non négligeable des investissements publicitaires et médiatiques (sites web, magazines, éditions, émissions de télévision, événements, fêtes). Leur point commun est "de reposer sur l'exploitation d'un gisement qui n'est autre que le passé", et la production d'un "métaprix". Les interactions entre ces domaines sont nombreuses et cohérentes : les auteurs proposent une systématisation sous la forme de groupes de transformation liant puissance marchande et présentations (analytique ou narrative). Tel est le point de départ d'une "économie de l'enrichissement".
Marché du passé et
de la nostalgie, août 2017
La patrimonalisation est une dimension essentielle de cet enrichissement, peut-être donne-t-elle naissance à une "classse partimoniale" (cf. Luc Boltanski, Arnaud Esquerre, Vers l'extrême. Extension des domaines de la droite, 2014, Editions dehors). La presse et la publicité représentent à la fois un vecteur et un observatoire du développement de cette économie à laquelle elles contribuent par un storytelling (narration) généralisé et renouvelé : presse du tourisme, du terroir, du patrimoine local et régional, des collections de toutes sortes. Presse empreinte d'enthousiames, de fierté, de célébration et de nostalgie, guide du savoir vivre (lifestyle), savoir acheter, voyager, presse emplie d'argus et de conseils, voire de trucs.
Bourgogne Magazine,
hors série, juin 2017.
Collection, terroir,
monuments, tourisme...
L'ouvrage se compose de 14 chapitres répartis en quatre grandes parties : la destruction et la création de richesses, prix et formes de mise en valeur, les structures de la marchandise, et enfin, "à qui profite le passé".
On ne résume pas un tel livre, tellement riche, complexe mais nous croyons pouvoir affirmer qu'il apportera beaucoup à l'analyse du fonctionnnement des médias et de la publicité : il permet en effet de relier, "unifier" des catégories et domaines / notions tels que la célébrité, la marque, la collection, le tourisme, le terroir, le patrimoine, le luxe, l'événement. Toutes notions courantes et floues dans les pratiques professionnelles du marketing et de la publicité. Peut-être, les auteurs gagneraient-il à prendre en compte davantage, à un niveau plus élémentaire, concrêt, le travail publicitaire et le rôle des médias, dans l'enrichissement des marchandises, les effets de marque et leur construction (capital de marque, branding), le rôle des people ("influenceurs"). Et, par conséquent, les métiers concernés, leur savoir-faire. La communication, notamment celle des collectivités locales et des régions, semble un facteur essentiel de l'enrichissement (par exemple, le magazine aquitain, le festin, toute la nouvelle aquitaine en revue). Comment prendre en compte cette contribution des médias (journalisme, native advertising) et de la publicité à l'économie, contribution ignorée par les calculs économétriques actuels) ?
Hors-série du Bulletin d'Espalion, juin 2017 :
patrimoine et art de vivre
Il faudrait sans doute ajouter à cette description de l'enrichissemment sa dimension plus modeste qui mobilise les loisirs créatifs, le bricolage (récup, Do It Yourself, rénovation) que favorisent des entreprises comme leboncoin, Etsy, A Little Market, EBay. De même, pourrions-nous attribuer à cet enrichissement la prolifération de magazines (et de hors série) consacrés à l'histoire et au rôle du passé car, observent les auteurs, "le présent est toujours commandé par le passé" et les différentes et inégales capacités d'hériter et, notamment, à sa dimension locale (à rapprocher du tourisme, des collections, du patrimoine, du terroir). Cf. Magazines français : toute une histoire.
Ajoutons deux remarques (qui ne sont pas des objections, plutôt des questions) :
- L'information des auteurs, par nécessité, est souvent de seconde main. C'est le drame lancinant de la sociologie de ne pouvoir parler et généraliser qu'à partir de données déjà construites, commodes, accessibles. Faute de données brutes (data ?), il faut toujours se contenter, non sans risques épistémologiques, d'analyses secondaires, de narrations.
- L'univers des marques, l'observation des tendances (leur prédictibilité) se transforment avec la mise en œuvre des données et du machine learning (classifications, etc.). S'agit-il d'une nouvelle "forme de mise en valeur" ? Faudra-il bientôt parler d'une "forme data", forme incluant la connaissance pratique des prix pratiqués, de la clientèle, des consommateurs et usagers (visites, usages langagiers, etc.) ? Actuellement, cette connaissance (data science) échoue pour l'essentiel dans l'outillage des réseaux sociaux, des moteurs de recherche... autres lieux d'enrichissement (GAFAM).
Lecture indispensable.