Le troisième roman de Patrick Deville est fascinant et insaisissable. Cela tient autant au personnage principal et à ceux qui l’entourent qu’à l’espèce de détachement dans la narration, comme si elle était elle-même une errance douce, sans véritable but, sans début ni fin, avec des rencontres de hasard et des directions choisies de manière tout aussi aléatoire.
Le narrateur établit la liste des choses qu’il préfère dans la vie : « conduire des voitures de luxe, laisser défiler le monde et glisser mes pensées mollement amorties par les gommes ». Il est parvenu à l’état provisoire qui se rapproche le plus du bonheur puisqu’en effet ces trois « trucs », comme il dit, appartiennent à son quotidien. Mais il ressent parfois, comme un gouffre qui pourrait s’ouvrir à chaque instant sous ses pieds, la précarité de cet état… Il travaille un minimum : il achète des voitures de luxe, souvent à Bruxelles, à l’origine plus que douteuse, et les revend avec un gros bénéfice. Mais les faits semblent avoir une importance mineure, comme s’ils étaient posés là par inadvertance. Ils ont le même statut que les histoires chiffrées rédigées pour une station de radio. Par exemple : « En 1899, Emil Jellinek, consul général d’Autriche à Nice, engagea sa Daimler de 23 chevaux dans la course Paris-Nice en lui donnant le nom de sa fille Mercedes : elle l’emporta et ce nom fut adopté pour les véhicules de Gottlieb Daimler. » Dérisoire, ce jeu ne l’est guère plus que tout le reste. Peut-être Juliette échappe-t-elle cependant à cette futilité : dure et grave, elle donne au roman son ancrage dans un quotidien non moins décalé par rapport à la réalité habituelle, mais dont on perçoit à travers elle le tragique…