Où va-t-il, Emmanuel Carrère, depuis les années 1990, après
des romans qui étaient de pures fictions ? Les lecteurs des ouvrages qui
ont suivi La classe de neige, le
dernier de ses livres à pouvoir être rangé sous cette étiquette, le
savent : vers le « roman de non-fiction », genre dans lequel
Truman Capote a écrit un chef-d’œuvre avec De
sang-froid et où Carrère s’illustre depuis L’adversaire, paru en 2000. Un
roman russe, D’autres vies que la
mienne, Limonov et Le Royaume ont suivi, sur des sujets
variés mais dans le même registre, avec la présence d’un narrateur qui ne se
cache pas, au contraire des théories de Truman Capote.
Il est avantageux d’avoir où aller regroupe des textes éparpillés dans la presse, et montre
comment l’écrivain a construit la route sur laquelle il se trouve : tracé,
nivellement, travaux de surfaçage et aménagements paysagers. Tout est là, du making-of au debriefing.
A propos des options littéraires qui s’offraient à lui
devant le dossier Jean-Claude Romand, pas encore devenu L’adversaire, le tracé de la route en quelque sorte, Emanuel
Carrère raconte s’être engagé d’abord dans une mauvaise direction : « Je m’obstinais, quant à moi, à
vouloir copier De sang-froid. A
vouloir raconter la vie de Jean-Claude Romand de l’extérieur, en m’appuyant sur
le dossier et sur ma propre enquête, et je crois ne m’être jamais consciemment
posé la question de la première personne. »
Il a passé quelques années dans ce piétinement improductif,
n’arrivant à rien, sinon à la décision d’abandonner le projet. Jusqu’au jour où
il l’a repris avec une phrase de départ dans laquelle lui-même se trouvait. « En consentant à la première personne,
à occuper ma place et nulle autre, c’est-à-dire à me défaire du modèle Capote,
j’avais trouvé la première phrase et le reste est venu, je ne dirais pas
facilement, mais d’un trait et comme allant de soi. »
Le romancier s’explique en 2006, bien après la publication
de L’adversaire. Mais Il est avantageux de savoir où aller
propose aussi, dix ans auparavant, deux articles consacrés à l’affaire Romand
dans Le Nouvel Observateur. Emmanuel
Carrère s’y fait chroniqueur judiciaire, comme il l’avait déjà été pour L’Evénement du jeudi en 1990 – trois
« papiers » de ce type ouvrent d’ailleurs une compilation à travers
laquelle la curiosité d’un homme se donne à voir, ainsi que la manière dont il
utilise cette curiosité pour donner naissance à des textes parfois inattendus.
On lui propose de rencontrer Catherine Deneuve, c’est elle
qui a souhaité l’avoir comme interlocuteur ? Très bien, il y va, fort de
sa connaissance des films qu’il a déjà vus, de sa lecture des carnets tenus par
l’actrice au cours de sa carrière. Il se dit qu’il ne va pas l’interviewer mais
qu’ils vont converser entre gens de bonne compagnie, entre artistes. La
rencontre se passe. Ils n’ont rien à se dire. Rien d’intéressant, du moins. Rien
qui mérite un article. Sauf celui-ci : « Comment j’ai complètement
raté mon interview de Catherine Deneuve ».
Selon ce que chaque lecteur préfère dans l’œuvre d’Emmanuel Carrère, les
pistes suivies peuvent être différentes. La veine russe est bien sûr importante,
qui touche aussi à la famille et aux questions de la délicatesse à avoir, ou
non, vis-à-vis des personnes qui se retrouvent personnages dans un livre. La
part érotique s’applique, bien que très progressivement et d’une manière, à la
fin, presque comique, dans une série de textes écrits pour un magazine italien,
le dernier ayant pour but d’en terminer avec cette histoire qui commence à lui
peser. Et puis, l’écrivain parle merveilleusement bien des autres
écrivains : la Roumanie l’a fait revenir à Philip K. Dick, des rééditions
lui fournissent l’occasion de relire Perutz, Karinthy, De Foe, un désaccord
profond l’éloigne de Renaud Camus dont il était l’ami. On n’est plus seulement
dans la littérature, mais dans la vie. Ce qui, au fond, chez Emmanuel Carrère,
est indissociable.