Pourtant, ceux qui se plaignent de ne plus retrouver aujourd'hui de pensée juive du calibre de ce qu'on avait coutume d'appeler "l'Ecole de Paris" dans les années 60-70, avec notamment Lévinas et Manitou, devraient se plonger dans les articles des CEL.
En plus de noms célèbres et médiatiques comme BHL, Alain Finkielkraut ou Jean-Claude Milner, on y trouve des auteurs plus jeunes, moins connus mais absolument pas moins audacieux. La preuve dans ce n°6 dédié à un thème ô combien intéressant: l'Universel.
Une fois n'est pas coutume, c'est Jean-Claude Milner qui en parle le mieux. Il explique que sa réflexion sur l'Universel a été transformé lorsque Benny Lévy lui rapporta une réflexion faite par un compagnon d'étude lors d'un journée de Yéchiva classique: "d'où vient que l'universel jouisse de tant de prestige chez les philosophes ?"
Milner, dans un premier temps, valide la question: "La question vaut effectivement la peine d'être posée. Si, comme il semble, l'universel est une notion équivoque, si, même, on est en droit d'y déceler obscurité et confusion, d'où vient qu'elle passe, dans l'ordre logique, pour un support spécialement élu de la clarté et de la distinction ?"
En effet, Milner remarque que dans toute discussion philosophique, l'intervenant qui arrive à dégainer le premier l'argument massue de l'universel a gagné la partie par KO: "Si on sait l'employer à bon escient, alors la discussion se clôt et celui qui a brandi le mot d'universel l'a emporté. En retour, celui qui manque à l'universel est réputé coupable. Il a fauté contre la raison, contre la morale, contre la bonne politique."
Milner poursuite par un condensé d'histoire de la notion à travers la philosophie grecque puis chrétienne pour montrer la complexité de ce terme et la facilité avec laquelle il est possible de le tranformer en une arme de type café du commerce à la portée de tout demi-habile qui s'imagine alors être le digne descendant d'Aristote.
Le développement que Milner entreprend ensuite, c'est une tentative de poursuivre sa discussion avortée avec Benny Lévy sur ce thème de l'universel. En prenant appui sur leur expérience politique pendant les années 60-70, Milner explicite la différence entre la priorité donnée à l'intense sur le nombreux, malheureusement oubliée dans la plupart des révolutions politiques du XXème siècle. Intense vs Nombreux, la comparaison fait clairement allusion au nom juif, qui a joué et qui joue toujours un rôle fondamental dans la perception juste de cette notion difficile qu'est l"universel.
Les interventions habituelles de Bernard Henry-Lévy et d'Alain Finkielkraut sont de très bonne tenue également. Je ne vais pas en faire un résumé extensif, mais je voudrais simplement souligner un point qui m'apparaît significatif: BHL prend acte de la publication d'Etre juif par Benny Lévy. C'est-à-dire qu'il prend au sérieux un fait majeur inauguré par ce livre: les lectures talmudiques de Lévinas ne sont plus prises pour parole d'Evangile.
Pendant longtemps, Lévinas est apparu dans le champ intellectuel juif comme celui qui le mieux pouvait traduire en langue occidentale les joutes de la Michna et de la Guemara, celui à même de leur donner un sens qui parle à un français de la seconde moitié du XXème siècle.
Il faut dire que la critique ne pouvait pas venir facilement. Pour une raison simple: pour porter une opposition, ou a minima émettre un regard critique sur les travaux spécifiquement juifs de Lévinas, il fallait:
1) avoir un cerveau bien structuré et d'une capacité d'analyse puissante
2) une maîtrise de la langue et des enjeux de la pensée occidentale
3) une maîtrise de l'étude du Talmud
Les "intellectuels juifs parisiens" qui pendant les années 70/80/90 ont commencé à s'intéresser à la tradition juive ont pu aborder le texte biblique et midrachique à partir de traductions et de rudiments d'hébreu. Mais le Talmud c'est autre chose. La barrière technique est autrement plus compliquée à franchir. La langue est spéciale (l'araméen) et même avec une excellente traduction, on ne peut même pas toucher du doigt ce modèle très spécifique de dialectique et de concision argumentative.
Je m'explique: dans ce dernier livre, Benny Lévy opère un mouvement risqué mais majeur. Le sous-titre du livre est "Etude lévinassienne". Mais c'est tout sauf une oeuvre apologétique. Au contraire, Benny Lévy s'attaque à ce qu'il y a de plus "idôlatré" chez Lévinas, et j'emploie le mot à dessein: son oeuvre typiquement juive. Il l'attaque durement, en pointant les paradoxes, rééls, existant dans l'oeuvre de Lévinas: "La pensée du Retour est allergique à toute conversion philosophique. La pensée du Retour n'est pas une traduction de la Bible en grec. Lévinas a favorisé ce malentendu: il lui arriva même de dire qu'il faut poursuivre l'oeuvre de la Septante, imposée selon la Tradition par l'exil grec !"
BHL répond à sa propre objection. Il admet que Lévinas, tout en conjurant cette interprétation dans ses textes, prend un risque lorsqu'il laisse croire que le judaïsme peut parfois se réduire à un humanisme plat et dénué d'aspérités. Mais il défend Lévinas jusqu'au bout avec, il faut le reconnaître, un certain panache.
Mais la jeunesse arrive ! Et la "Re-lecture Talmudique" de Jérôme Benarroch ne manque pas d'audace dans sa critique de Lévinas. En reprenant la Lecture Talmudique "Et Dieu créa la femme", le jeune agrégé de Lettres et bon connaisseur des textes talmudiques reprend le cheminement intellectuel de l'interprétation de Lévinas en le soumettant à un examen serré.
Si l'on reprend brièvement la lecture de Lévinas, celui-ci expose 3 thèses, rappelés de manière détaillée par Benarroch:
- l'égalité de valeur entre l'homme et la femme,
- le caractère secondaire et infrahumain de la différence sexuelle
- la nécessité de la hiérarchie sexuelle ou de la dépendance pour asseoir une relation stable entre l'homme et la femme à un niveau proprement humain, celui de la relation entre esprits.
Jérôme Benarroch lui objecte alors plusieurs choses, toutes argumentées et pertinentes:
- pourquoi une telle distance de Lévinas envers le désir érotique ? Ne s'agit-il pas d'un phénomène fondamental dans la compréhension de la différence sexuelle, bien plus complexe qu'une simple pulsion issue du monde animal ?
- comment justifier qu'une dépendance puisse garantir une relation stable ? La révolte régulière des dominés nous prouve le contraire.
- La Guemara parle de la création de la femme, faite à partir d'un "côté de l'homme". Le Talmud discute de savoir ce qu'est exactement ce côté. Un avis pense qu'il s'agit d'un visage. Un autre pense qu'il s'agit d'une queue. A propos de ce dernier avis, Lévinas propose d'entendre que "la queue n'est qu'un appendice corporel, une articulation mineure de l'homme"
Sauf que la queue, chez un homme, ça peut vouloir dire autre chose....Jérôme Bénarroch n'hésite pas: "on doit au minimum prendre en compte l'aspect choquant et provocateur de la proposition, sans réduire l'image à une "articulation mineure de l'humain", ce qui est certes bien-pensant mais apparaît comme le refoulement de ce qui apparaît comme le sujet même du motif.
Benarroch part de ce dernier point pour proposer une Re-lecture talmudique, essayant de répondre aux objections ci-dessus ainsi qu'aux nombreuses autres, afin de déployer une pensée innovante et non-évidente de la relation entre l'homme et la femme, extrêmement rafraîchissante et satisfaisante d'un point de vue talmudique et intellectuelle, en ces temps de privation du droit des femmes dans certaines contrées, mais aussi de développement des Gender studies dans le monde occidental visant objectivement à supprimer la différence ontologique entre l'homme et la femme qui permettent ensuite de proposer des schémas idéologiques d'organisation de la société tout à fait explosifs.
Bref, la critique de Lévinas n'en est qu'à ses débuts et étonnamment, elle produit des résultats extrêmement encourageants. Il n'est certes pas agréable pour un lévinassien historique de s'entendre dire que son maître à penser est bien-pensant, prude, christianisant sur le sujet sexuel et peu atentionné aux aspects pratiques et halakhiques des textes qu'il convoque, mais c'est le prix à payer pour que la pensée en général et la pensée juive en particulier puisse évoluer et proposer de nouvelles pistes aux lecteurs de cette oeuvre monumentale qu'est le Talmud.
Il y a encore d'excellentes choses dans ce recueil, notamment une interview splendide d'Henri Atlan sur son rapport à Lévinas, qu'il a bien connu lorqu'il étudiait à l'Ecole d'Orsay (Spinoza, la Kabbale, sa personnalité,...), un article fort intéressant de Rony Klein, jeune universitaire, sur les figures de l'anarchiste, du réactionnaire et du Juif (quoique moins percutant que celui de Jérôme Benarroch) et encore beaucoup de perles textuelles.
Une dernière mention pour le texte de René Lévy sur Paul de Tarse, qui convoque des textes talmudiques qu'on n'a pas l'habitude de croiser dans les anthologies talmudiques pour "bien-pensants", mais qui, ceci expliquant sûrement cela, nous explosent à la figure parce qu'ils touchent peut-être à ce qu'il y a de plus intime pour un Juif pratiquant. Ce texte m'a tellement marqué que j'en ferai certainement une recension spécifique.
En tous cas, il existe un endroit où il est encore possible de trouver des développements de pensée en langue française qui renouent avec l'interprétation des textes juifs dans ce qu'ils ont de plus authentiques, mais aussi de plus enrichissants.
Bonne nouvelle.
Nota: le n°7 sur le thème du Mal est sorti depuis Avril 2008, dans toutes les bonnes librairies ou sur Amazon