Mille milliards de mille bises

Publié le 25 août 2017 par Tetue @tetue

Je déteste tellement faire la bise au travail que j'ai envoyé un message à tous mes collègues pour le dire…

Premier jour de boulot. La personne qui m'accueille me claque la bise. Et chacun·e après lui. C'est le genre de boîte moderne où l'on ne reste pas engoncé en tailleur et costard-cravate à se serrer la main de loin avec le sourire convenu, comme sur les photos des banques d'images. Ici on se fait donc la bise, carrément. Effectivement, entre le serrage de main et la bise, nous n'avons guère d'autre choix en France.

Toute nouvelle, fraîche et dispose, de retour de vacances bien dépaysantes, je me plie au rituel local. Nous faisons le tour des bureaux et smack, smack… C'est gentil, mais ça commence à faire beaucoup. Je pressens qu'il est de mise, ici, de prendre le temps de saluer ses collègues chaque matin. Et que j'en aurai également envie, car l'ambiance est effectivement chaleureuse. Mais comment vais-je leur faire comprendre que je n'apprécie pas la bise, alors que c'est la coutume ici ? Il est toujours extrêmement difficile, lorsqu'on arrive dans un nouvel endroit qui a déjà ses habitudes, de prétendre y déroger…

Je tarde à rédiger mon mail de présentation. Vous savez, ce tout premier message, que l'on envoie à toute la boîte, pour se présenter… Exercice toujours difficile pour moi. Tellement, que j'appelle les ami·e·s à l'aide, urgemment. Les voici qui biffent et commentent en direct mon texte, via Framapad, c'est rigolo. Ça m'est d'autant plus difficile à rédiger que m'est venue l'idée d'y prévenir que je n'aime pas la bise. Après tout, c'est le moment. Plus je tarde, plus il sera difficile de rectifier, après avoir laissé l'habitude s'installer, et ce sera pénible de le répéter à chaque personne, l'une après l'autre, individuellement, chaque matin… Voici donc ce que j'écris :

« Ah, j'oublie un détail, mais qui a sa petite importance : en réalité je déteste la pratique de la bise au boulot. Ça complique la vie de tout le monde (quand on va trinquer, OK, et plus si affinité — notez que j'adore les hugs — mais pas au boulot). Je vous propose donc le salut à la japonaise, à l'indienne, le check, le give me five, le sourire radieux à la cantonade… ou tout simplement la bonne vieille poignée de main qui met tout le monde à égalité, sans prise de tête :) »

Je doute. Est-ce vraiment une bonne idée d'envoyer cela à mes plus de 400 nouveaux collègues ? Au risque de passer pour une mégère rabat-joie dans cette boîte particulièrement cool ? Ça ne peut pas être pire que de me forcer chaque matin ! Un rapide calcul m'effraie définitivement : ne rien dire m'engage à des bises par milliers (422 salarié·e·s x 2 bises x 250 chaque matin x N années = pfiou…), perspective qui m'indispose tellement que j'ai déjà envie de repartir. Et si je m'installais plutôt à mon compte, pour avoir la paix ? Si je veux tenir bon dans la durée ici, il ne faut pas que je me taise.

Je reste longtemps le doigt suspendu au-dessus du bouton d'envoi. Après tout, révéler cela de ma personnalité, reste dans l'esprit du message de présentation. Je prends une grande inspiration. Il faudra bien faire, eux comme moi, avec cette Romy qui ne bise pas. Clic. C'est parti.

Je regrette aussitôt, me remémorant certaines réactions de collègues par le passé. C'est relou. Vraiment relou. Passé un certain temps où la distance est respectée, y'a celui qui décrète : « wé, mais c'est bon, maintenant on se connaît ! » et te la claque, sans se préoccuper un instant de ta préférence. Le respect du consentement, c'est vraiment pas leur truc, aux mecs. Y'a celle qui se ravise sur le tard : « ah oui, c'est vrai, toi tu fais pas la bise » et qui tourne aussitôt les talons, ne sachant pas comment saluer autrement, ce qui la condamne à t'ignorer la plupart du temps. Celle qui te veut du bien : « Hey détends-toi ! Regarde, moi, je fais la bise à tout le monde et y'a pas de problème ! ». L'autre qui fanfaronne : « aujourd'hui je suis rasé. Je suis tout doux ! Tiens, vérifie ! » et continue son tour des bureaux pour bisouiller tout l'effectif féminin. Celleux qui entreprennent de t'expliquer combien tu manques de coolitude : « moi je préfère la bise. C'est moins hautain. » Le pire : « Tu peux pas renier ta féminité : c'est comme ça, les filles, on leur fait la bise épicétou ! » Jusqu'au manager qui, sans explicitement parler de bise, t'invite à faire « des efforts, pour mieux t'intégrer »…

Au point que tu ne sais plus ce qui est pire entre supporter la réprobation sociale ou le rituel gluant. Et que tu y cèdes parfois, pour avoir la paix. Combien de milliers de bises ai-je ainsi échangé à contre-cœur, avec parfois de parfaits inconnus ? Suis-je condamnée à continuer ainsi jusqu'à la fin de mes jours ? Jusqu'à mille milliard de mille bises ?

L'expérience m'a appris que je préfère encore subir la désapprobation que d'abandonner mes joues — hey, c'est mon corps à moi, hein — sans en avoir envie. Nouvel emploi, nouveaux collègues, je prends le pari d'un nouveau départ. Quand bien même ce serait vain. Car ce n'est rien moins qu'une coutume nationale. Mais qui ne tente rien n'a rien.

Le mail est parti. Mon doigt est encore sur le bouton. Apnée. Je reprends mon souffle. Advienne que pourra.

Le lendemain matin, je retrouve mes nouveaux collègues devant l'ascenseur. Je n'en mène pas large, avec mon mail de présentation que j'imagine déjà lu par tout le monde, m'annonçant revêche jusqu'à Sydney et São Paulo. Inévitablement, l'un d'eux s'avance pour m'embrasser. Malgré ma détermination, je n'ai pas le temps de réagir qu'un autre l'arrête, lui barrant le torse de son bras : « nan, elle ne fait pas la bise », avant de me saluer gentiment en souriant. Et je ressens soudain, sans doute pour la première fois au boulot, ce petit sentiment qui change tout, d'être à ma place.

La scène se répète plusieurs fois les jours suivants et chacun·e s'efforce, bon gré mal gré, de trouver une autre modalité de salutation avec moi. Celui-ci me tope la main, celle-là me la serre tout simplement, j'échange un « namasté » avec celui qui connaît aussi l'Inde, des sourires radieux avec ma manager, un « salut » jovial avec mon équipe, le salut sans contact l'emporte, apportant un trésor de sourires, beaucoup topent, celui-ci y ajoute un claquement de doigts à sa façon, cet autre un léger coup de coude, celle-ci un coup de hanche, cet autre préfère cogner les poings fermés, celui-là termine en levant le pouce…

Avec cette diversité de salutations, qu'il me faut faire l'effort de retenir — comme ce professeur américain qui a fait le buzz parce qu'il prend le temps de saluer chaque élève de sa classe de façon personnalisée — c'est toute une richesse de personnalités différentes qui s'offre à moi. Et je reste stupéfaite du nombre de personnes qui, non seulement a lu mon message, mais s'en souvient et m'identifie comme en étant l'émettrice, en tient compte et fait l'effort de s'adapter, à ma singularité, saisissant là l'occasion de réinventer les us et coutumes. Non, cette boîte n'est pas cool, elle est géniale ! Je vous aime, les gens ! Namasté !


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