(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Front de Verdun, 24 août. C’est au petit jour que nous leur avons encore fait ça. La cote sans père ni mère, l’enfant trouvé, 304, est enlevée. L’armée française vient de boucler son succès. Dans l’enthousiasme de la matinée du 20, de cette matinée à qui nos troupes, pour la rendre victorieuse, n’empruntèrent qu’une heure cinquante, on avait cru que cette marche meusienne, dont deux armées depuis un an rendent fameux le numéro était aussi tombée dans le sac de nos poilus. Tour ce qu’on avait visé était atteint, ses deux voisins immédiats, Avocourt, à gauche, Mort-Homme, à droite, appréhendés à la minute dite, avaient été menottés. La joie chaude de la réussite aidant, sur le champ de bataille on disait 304 aussi est à nous. 304 n’était qu’encerclée. Le martyre de la cote 304 304 est un de ces enfers que depuis 1914 les créatures de Dieu jalouses de sa gloire ont ouverts sur la terre. Des hommes ont pris une cote, une pauvre petite cote, qui ne demandait comme celle-là qu’à verdoyer le long de la Meuse, et transformés en ouvriers diaboliques se sont mis à la torturer par-dessous et par-dessus. Ils l’ont éventrée, camouflée, rabotée, hérissée. Ils l’ont gavée de fer pour qu’elle ait l’estomac solide, ils lui ont soudé des dents pour qu’elle morde et des ongles pour qu’elle griffe et, pour qu’elle fasse peur ils l’ont scalpée. Bourreaux installés sur leur victime muette, ces premiers préparatifs de supplice amorcés, ils perfectionneront. Affûtant, limant, taillant, électrisant, ils ont fait une bête hideuse possédant elle seule et sous un même instinct les instruments de défense de cent autres bêtes féroces. À cheval sur le monstre que les mitrailleuses éperonnaient et dont les naseaux crachaient un souffle empoisonné, l’écuyer allemand, la tête défilée derrière la crinière barbelée attendait. Ce matin, à quatre heures cinquante, le poilu français, d’un seul coup de lance, l’a désarçonné. La guerre mathématique Et ce n’est pas ce matin que devait avoir lieu le tournoi. Comme ce n’est pas le 21 non plus qu’on devait prendre Samogneux. Nous voici dans une splendide histoire. Les attaques aujourd’hui sont des pièces réglées d’avance. On ne parle plus au hasard, les enfants de France savent qu’ils décolleront à telle heure, qu’ils marcheront à tant de pas par minute, qu’à telle autre heure ils devront être rendus à tel point, qu’ils s’y arrêteront tant de temps, qu’ils repartiront à la seconde marquée et que lorsqu’ils auront atteint leur but, quelles que soient les circonstances, leur entrain ou leur jugement, ils devront s’arrêter. C’est la guerre mathématique, amère à l’âme gauloise. Donc le 20, au cours de cette heure cinquante qui lui avait suffi, la division du Midi ayant franchi le Talou toucha son but. Emballée, elle ne voulut pas s’arrêter. Les chefs qui, au-dessus de leur instinct, ont des ordres à écouter, se mirent en travers. La division du Midi piétina. Les officiers le firent savoir au poste de commandement : « Ils veulent aller à Samogneux, téléphonèrent-ils. » Le poste de commandement sortit son plan de bataille et répondit non. Ce non fut transmis derrière les pentes du Talou. On murmura. Les officiers téléphonèrent de nouveau. Le poste de commandement en avertit l’armée. L’armée réfléchit. Elle ne devait entreprendre l’opération de Samogneux que trois jours après. Devant l’impatience héroïque des acteurs, elle dit : « Allez ! » Ils y allèrent. Ce n’était que dans deux jours aussi qu’on devait s’occuper de 304, mais c’étaient des gars du même sang. Les gars d’Auvergne achèvent la victoire Ce matin, au petit jour, ils achevèrent la victoire, Hier, nos canons redonnèrent de la gueule. La vallée désolée retrouvait ses molosses ; de leur hurlement, toute la nuit, ils la dominèrent et, quand la nuit fut sur le point de finir, « l’enfant de France » qui, cette fois, était de l’Allier, du Puy-de-Dôme, de la Haute-Loire, s’élança. De l’eau jusqu’au ventre, surplombé par le sinistre écuyer allemand, de son pas calculé il approcha du ravin de la mort et, vivant, le traversa. Il opérait une attaque globale, de front et sur les deux ailes. Pendant cinq minutes à peu près, il avança presque libre. Aveuglées par les nôtres, les batteries boches ne déclanchèrent qu’à 4 h. 55 leur tir de barrage. Quand il se présenta, « l’enfant de France » passa au travers. Sans s’y reprendre, du même élan renversant l’accapareur, il chevaucha le monstre puis, saignant à toutes ses furieuses défenses, corps déchiré mais âme entière, redescendit, puis, de son pas égal, le dépassa puis marcha s’installer sur le ruisseau des Forges où il attend.
Le Petit Journal
, 25 août 1917Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux Lectures pour une ombre Edith Wharton Voyages au front de Dunkerque à Belfort Georges Ohnet Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes Isabelle Rimbaud Dans les remous de la bataille