On avait attendu en vain devant Bercy dans le froid de décembre, suivant des yeux, atterrés, le manège des revendeurs. Nous étions repartis bredouilles, transis de froid, frustrés de ne pas
le voir jouer à Paris ce soir-là… On avait pourtant déjà nos places pour le Parc des Princes, qu’il investirait sept mois plus tard. Mais rater un tel rendez-vous, non, il fallait bien que l’on
force notre chance… Même si nous avions bien passé l’âge de ces conneries-là…
Hier, ce fut incroyable. Nous étions là, tous les deux. Encore une fois. Comme pour le concert solo acoustique de 2005. Comme pour le show des Seeger Sessions en 2006. Comme, surtout, au Stade de
France en 2003.
Il y a cinq ans, il pleuvait. Le E Street Band entrait en scène et Bruce Springsteen entonnait avec ferveur le Who’ll Stop the Rain de Creedence Clearwater Revival. La pluie s’arrêterait
bientôt. C’était le Boss, c’était clair. Deux bonnes heures plus tard, aussi, ce souvenir : péter les plombs sur Dancing in the Dark, chanson mineure mais plaisir suprême, tandis
que la pluie finalement indomptée redoublait d’intensité. On était trempés, on s’en foutait. Un beau soir de mai.
Hier, ce beau soir de juin, le soleil dardait encore ses rayons sur les tribunes quand ils pénétrèrent sur scène, hilares. Après deux bonnes heures d’attente, assis dans la fosse, il était temps.
Tu avais mal au crâne. J’avais trop peu dormi. Mais voilà que ça commençait. Il y avait un truc dans l’air, ces sourires sur leurs visages, la soirée serait exceptionnelle. Malgré l’absence de
Danny Federici. Durant trente minutes, toi et moi, on va à peine oser se regarder, car la bulle de rêve qui nous englobe risque forcément d’éclater à un moment. Pourtant, c’est bien réel. Le E
Street Band fait machine arrière. C’est la septième fois que je voie Springsteen à Paris, la troisième fois avec son groupe historique. Et c’est inespéré. Adam Raised a Cain, No Surrender, The Promised Land, Spirit in the Night. On a à peine entendu Radio Nowhere, recent tube lourdaud placé en deuxième position (pour rassurer de récents convertis ?) tant l’entame de la setlist surprend et
nous enchante. Les très sobres et racés tee-shirts Born to Run 1975 vendus à l’entrée auraient dû nous mettre la puce à l’oreille. Le E Street Band nous a réservé les surprises que l’on
n’espérait même plus. Et puis, forcément, quand Max Weinberg fait claquer la rythmique d’Atlantic City, un frisson, un regard, un sourire. Parce qu’on sait, c’est sûr, qu’on ira.
Bientôt. On a mentalement déjà préparé les cassettes pour la route.
Bientôt, je n’en peux plus, faut que ça sorte, j’envoie un sms à un autre ami qui, lui, se trouve dans les gradins. « Le Boss est éternel », me répond le E Street Buddy. C’est
clair. Je me souviens que neuf ans plus tôt, avec lui déjà, sortant de Bercy où le E Street Band tout juste reformé venait de donner un concert tant attendu, je lui confiais avoir été un peu déçu
parce qu’ils avaient joué trop de tubes, cédé à la facilité. Toi, à l’époque, tu n’étais pas en France, tu ne l’avais pas encore vu sur scène, le mythe. Tu m’enviais. Or, ce soir, c’est revival.
Comme s’ils jouaient juste pour nous, les fans. Non, ce n’est pas une tournée Greatest Hits. Vraiment pas. Encore moins une tournée visant à promouvoir le dernier album (dont ne seront joués que
cinq titres). On ne les a pas vus dans les années 70 ni dans les années 80, on était trop jeunes. Moi, je l’ai vu, Bruce, pour la première fois en 1992, le soir des oraux du bac, alors qu’il se
remettait difficilement – artistiquement en tout cas – de sa rupture d’avec le E Street Band. Et le meilleur souvenir jusqu’alors, c’était au Palais des Congrès, quelques années plus tard, en
1996, quand il s’était présenté en solo pour revisiter The Ghost of Tom Joad et Nebaraska. Maintenant, il va peut-être falloir revoir cette hiérarchie…
Hier soir, donc, c’était juste incroyable. On aurait voulu pleurer mais nous étions trop heureux pour ça. Encore qu’à l’entame de The River, tu m’as presque fait peur. Il doit y avoir un
truc entre toi et cette chanson, ce n’est pas possible autrement. Tout cela était si inattendu que les ternes Rendez-vous et autres Girls in Their Summer Clothes ne pouvaient
même pas atténuer le plaisir d’entendre tant de morceaux des albums Darkness in the Edge of Town (Candy’s Room, Badlands) ou Born to Run (Tenth Avenue
Freeze Out, She’s the One, Born to Run bien sûr, avec Elliott Murphy et son ado de fils invités à la guitare). Sans parler de Bobby Jean, de Because the
Night, de Out in the Streets, de Darlington County ou de l’antique For You jouée sobrement au piano. Une setlist exceptionnelle, vraiment ! Comme si chaque chanson
était un cadeau offert au public. Comme si, tout simplement, cela avait été leur tout dernier show.
C’est bien simple, tout était possible.
Une chanson s’achevait et tout pouvait arriver. Je me souviens même avoir formulé l’impensable : qu’ils jouent E Street Shuffle, perle soul du tout premier album. Bon, c’était
beaucoup demander, je te l’accorde…
Maintenant, nous avons les mêmes tee-shirts. Un noir et un gris. Un Born to Run et un Thunder
Road. C’est malin ! Heureusement que dans quelques mois plusieurs milliers de kilomètres et un océan nous
sépareront. Cela évitera les situations embarrassantes.
Oui, durant 2h45, nous avons été sur un nuage. D’ailleurs, je n’ai toujours pas retrouvé l’échelle.
Bien à toi.