« Le mal vient souvent de la parole avec laquelle on prend trop de liberté, les mots doivent être graves, engageants, les mots agissent, tu ne peux pas les prendre à la légère. Au début de l'année 83, des membres de la majorité, ceux-là mêmes qu'on avait soutenus, étaient très préoccupés par les grèves des salariés dans le pays, notamment aux usines Renault de Boulogne-Billancourt, et l'on s'est mis à parler d'immigrés qui seraient manipulés par des extrémistes. La religion s'en mêlerait et ces conflits sociaux sont devenus dans l'opinion la grève des immigrés. Ce n'est pas grand-chose, quelques mots prononcés à un micro tendu, mais c'est faux et le mal est fait… Je t'ai parlé de l'année 83, on en était qu'au début. Je te parle de 83 et j'entends le nom de Toufik Ouanes que son voisin a abattu parce qu'il faisait trop de bruit, à la cité des 4000 de La Courneuve, (…). Je ne peux pas oublier non plus la ville de Dreux et la porte de l'enfer que l'opposition a entrouverte aux municipales, cette alliance infâme que les ténors tentent de relativiser, il y a bien quatre ministres communistes au gouvernement, on peut bien accepter quatre pèlerins du Front National sur une liste d'union... »
Ce roman, ce récit, cet essai, je ne sais comment le classer est passionnant parce qu'il traite d'une période clé. Accessoirement celle où je suis « entré » en politique lors du mouvement de novembre-décembre 86 contre la loi Devaquet. Mais surtout parce qu'il remonte aux origines de la lepenisation des esprits et des lois. Parce que juste avant, il fut un temps, pas si lointain, où l'on n'entendait pas les racistes, leurs conditions sociales et l'avenir qu'ils envisageaient pour eux et leurs enfants ne les incitaient pas à chercher des boucs émissaires et à voter pour l'extrême droite.
« Elle est belle ta petite main jaune, tu as raison de l'arborer, je pourrais le faire aussi, mais sois vigilant, car derrière cette lutte antiraciste, il y a peut-être des intentions que l'on ne décrypte pas, des ambitions personnelles. La démocratie sur laquelle tu t'interroges est faite de zones d'ombre, d'incompréhension et de beaucoup d'incertitudes, elle ne nous laisse pas tranquilles et continuer à s'interroger est le seul moyen de la sauver. »
Dans la première partie, l'auteur évoque sa famille, ses rapports avec ses parents et son frère, le militantisme de son père en 1981, les espérances après la victoire de Mitterrand, ses années à la fac. Et surtout la naissance du mouvement étudiant de 1986, les premiers amphis occupés, les AG, les infos sur le mouvement à Villetaneuse, la découverte des noms des leaders étudiants, les premières manifs à Aix, la montée à Paris et la manifestation nationale qui réunira plus d'un million de jeunes scolarisés. Une manifestation qui devait se terminer par une fête aux Invalides, sauf que les ministres en charge de la sécurité publique en décidèrent autrement.
« Aujourd'hui, je suis convaincu qu'une partie de notre histoire commence là. Le mouvement étudiant, la mort de Malik Oussekine et avant cela, l'année 86 elle-même, son climat, le jeu avec le Front National pour combattre l'opposition, minimiser l'ampleur de la défaite aux législatives. Sans le dire, le Front National devient un allié, on le laissera répandre ses thèses abjectes, on le laissera nous contaminer pourvu que le camp adverse ne l'emporte pas ou l'emporte avec moins d'éclat. 1986 est le début de tout. Les racines d'un mal jusqu'alors marginal, mais un mal qu'on ne saura pas soigner et qui nous revient en pleine face trente ans après, un mal qui se révèle au grand jour le 16 mars 1986. (…) Pour la première fois aussi sous la Vème République, la cohabitation se met en place. Ne voulant pas être en reste sous les assauts des députés d'extrême droite, le nouveau gouvernement va tenter de reprendre la main et rivaliser de propositions quant au contrôle des flux migratoires. Et voilà qu'il ne suffit plus d'être né en France pour être français, ce n'est plus automatique comme ça l'était depuis 1889, il faudra répondre d'une manifestation de volonté. Être français, ça se mérite. Les expressions reconduite à la frontière, situations irrégulières, expulsions deviennent de plus en plus fréquentes, on les découvre, on s'y habitue. (…) C'est aussi en 1986 que le code de la nationalité est fouillé, titillé : et si on supprimait, pour les jeunes nés en France – mais pas Français-Français, entendons-nous bien - la garantie de devenir Français à dix-huit ans et de demeurer en France quoi qu'il advienne ? »
La seconde partie est entièrement consacrée à Malik Oussekine, sa personnalité, son parcours, sa passion pour la musique, son dernier soir, les voltigeurs de sinistre mémoire, la violence inouïe de ces policiers qui ont pénétré dans le hall du 20 rue Monsieur-le-Prince pour tuer Malik, les témoins et les autres victimes, les tentatives de l'appareil d'Etat pour disculper ces meurtriers en uniforme, salir la mémoire de Malik et étouffer une affaire d'Etat, les propos ignobles du ministre Pandraud...
« Je parle de 86, je parle de 61, je parle d'aujourd'hui. Je parle de 95. Malik Oussekine c'est Ibrahim Ali, tué par les colleurs d'affiche du Front national, dans le quartier de la Savine à Marseille. (…) 1995, encore. Je retiens le nom de Brahim Bouarram. Un nom oublié, mais on se souviendra des faits. Sa course le conduit à la mort et nous voilà revenus en arrière, à une époque où l'on noyait les Algériens dans la Seine. »
Dans la dernière partie, Didier Castino décrit le choc causé dans l'opinion par la mort de Malik Oussekine. Il rappelle l'exploitation du mouvement par Mitterrand et le PS, l'abandon du projet Devaquet, les parcours de notables d'Isabelle Thomas et de David Assouline, les leaders étudiants devenus de banals et de médiocres hiérarques socialistes. Il revient également sur ce cri et ce mot d'ordre « Plus jamais ça ! » comme si le retour du PS au pouvoir mettrait un point final au racisme et aux crimes racistes, alors qu'il contribuera autant, voire davantage que la droite classique, à l'essor du FN et à son cortège de violences racistes. En définitive, l'auteur souligne les illusions perdues d'une génération de gauche qui s'est laissée embobiner par le PS après 1983... et qui a bu le calice jusqu'à la lie.
« Je relie la mort de Malik Oussekine aux racines du mal, un mal qui s'est assis sur nos bancs en 1986, un mal qu'on a combattu, puis qu'on a fini par accepter, il nous fait bonne figure, il vocifère moins, ne parle plus de détail en évoquant les camps de concentration. On ne le voit pas toujours, mais, derrière sa mine affectée, sa voie radoucie et son brushing, il garde les dents bien acérées, il est de plus en plus fréquentable et nous apprend à faire le tri entre les hommes, ceux qui pourront aller et ceux qui courront toujours. »
Rue Monsieur-le-Prince est surtout LE récit de la lepenisation des esprits et des lois, et le rappel de la responsabilité conjointe du PS et de la droite classique dans la montée du FN et son exploitation politique.