Dans Portrait du père, Eric Werner tente de brosser le "portrait" de [son] père, Alfred Werner, A.W. (1914-2005). En faisant cette tentative, il ne prétend pas faire oeuvre biographique. Plus modestement il qualifie son livre de chronologie un peu développée et, dans le premier chapitre, explicite ce qu'il entend par là:
Mon propos n'est pas ici de brosser le propos psychologique de mon père, mais plutôt son portrait moral. En d'autres termes, je me suis moins attaché ici à raconter sa vie intime qu'à le faire revivre tel qu'il est apparu aux autres de son vivant, en tant qu'acteur social, dans la visibilité de l'espace public.
Pour tenter de brosser ce portrait, il commence par un peu de généalogie: Beaucoup de choses, dans la vie d'A.W., venaient de ses ascendants: parents, grands-parents, arrière-grands-parents. Il est important par ailleurs de rappeler qu'il s'inscrivait dans une lignée de pasteurs. En même temps, il était de sa génération.
Ce que fait donc Eric Werner, en un sens, c'est un travail d'historien, avec les limites que cet exercice comporte quand il s'agit d'écrire sur son propre père. Mais, au-delà de la figure paternelle, apparaît celle d'Un pasteur dans son siècle, dont il veut garder la trace en la gravant dans un livre:
D'une manière générale, l'être humain meurt sans laisser de trace, ou alors sa trace, si trace il y a, s'efface très vite. On peut combattre cette tendance (c'est la raison d'être même de ces pages, le sens en tout cas que je leur donne), nonobstant il faut se résigner, à terme, à l'effacement.
A.W., en 1932, écrit dans une lettre à ses parents: Nous ne sommes rien sans Dieu. Ces derniers lui conseillent de ne pas se lancer tout de suite dans des études de théologie. Il commence donc par des études de lettres, qu'il poursuit pendant quatre ans... Et en 1936, il consacre son mémoire à Descartes moraliste.
Dans ce mémoire, A.W. esquisse un parallèle entre Descartes et Pascal. Descartes a choisi la voie stoïcienne, selon laquelle l'homme se suffit à lui-même. A.W. est admiratif, mais donne raison à Pascal qui, au contraire de Descartes, pense que sans Dieu, nous ne sommes rien et parle de l'inutile recherche du vrai bien.
Cela explique que ce pasteur va surtout s'opposer au totalitarisme en raison de son athéisme et que, pour lui, c'est le christianisme, et non pas le libéralisme, qui peut lui être véritable alternative: L'autorité, en elle-même, n'est pas un mal, ce qui, en revanche, est à rejeter, c'est l'autorité n'ayant d'autre fondement qu'elle-même.
Au sein du protestantisme de l'époque persiste le vieux débat entre orthodoxes et libéraux, les premiers reprochant aux seconds leurs compromissions coupables avec la modernité. Karl Barth se range du côté des orthodoxes. A.W. n'est ni d'un côté ni de l'autre: si le temporel doit être subordonné au spirituel, il existe par lui-même.
A.W. est très attaché à la Suisse et aux valeurs qu'elle [représente]: celles, en particulier de 1848 (fédéralisme, démocratie directe, pluralisme linguistique, etc.). Sans avoir été lui-même objecteur de conscience ni être hostile à une défense nationale, il va s'engager pour l'objection de conscience et contre l'armement atomique.
Dans un article de la Feuille centrale de Zofingue, A.W. a une formule qui plaît beaucoup à l'auteur et qui permet peut-être de comprendre ce double engagement: Il faut, dit-il, "avoir le courage d'assouplir et de civiliser le monolithisme de cette expression si noble: la défense nationale.". Il différera en cela des pacifistes au sens strict.
A un autre endroit du livre, Eric Werner cite un passage où son père emploie, en 1946, dans un article consacré à Kierkegaard, l'expression Dieu qui condamne et qui sauve. Il la commente en ces termes: S'il fallait résumer la théologie de mon père, elle se concentre bien dans cette double affirmation. Celle de la Croix et de la Résurrection, indissociables.
Ces quelques exemples montrent que le pasteur Alfred Werner avait des convictions et qu'elles étaient souvent (mais pas toujours) nuancées. En tout cas, il reconnaissait volontiers aux autres le droit de penser différemment: Il préférait en fait que quelqu'un ait des convictions, même contraires aux siennes, que pas de convictions du tout !
Le lecteur comprend que l'auteur ait eu la volonté de ne pas laisser tomber dans l'oubli la mémoire d'un tel père et se rend compte qu'en quelque sorte, même s'il a trouvé la bonne distance, il a accompli là oeuvre de piété filiale. Dans sa conclusion, il termine par cette phrase, qui le confirme: on ne peut pas tout objectiver...
Francis Richard
Portrait du père - Un pasteur genevois dans son siècle, d'Eric Werner, 144 pages, Xenia
Livres précédents chez le même éditeur:
Portrait d'Eric (2011)
De l'extermination (2013)
Une heure avec Proust (2013)
L'avant-guerre civile (2015)
Le temps d'Antigone (2015)
Un air de guerre (2016)