On devinait déjà, malgré la distance, derrière les grandes baies vitrées, une intimité dévoilée, mise à nu, offerte au premier venu. La nuit, bien sûr, les stores automatiques dotés d'une touche d'intelligence estimaient inutiles de descendre pour protéger les habitants.
Cette maison cubique, en béton, c'est La ferme (vue de nuit), d'Anne-Frédérique Rochat. En fait ce n'est pas une ferme, mais c'est ainsi que l'a baptisée celui qui l'habite, Etienne Char, professeur d'université. Il l'appelle ainsi, cette maison à la campagne, loin de tout, par nostalgie de l'endroit où il [a] grandi.
Juchée sur une colline, la ferme (derrière laquelle se profile une forêt de sapins, et à laquelle on accède par un escalier éprouvant, surtout l'été quand il fait soleil) comprend deux niveaux. Sans porte ni cloison, elle est transparente et il ne faut pas craindre d'y être observé du dehors une fois la nuit venue.
Annie Varel, la quarantaine, après y avoir vécu cinq ans et l'avoir quittée quinze ans plus tôt, y retourne un beau jour de juillet. Elle a répondu au curieux appel de son ancien amant, qui lui a envoyé une carte vierge (sans rien écrit dessus), sur l'enveloppe de laquelle elle a reconnu son écriture serrée.
Trois jours plus tard, Annie se rend à la ferme: elle avait beau s'imaginer une existence comblée, s'imaginer mère de famille et mariée, elle avait beau vouloir conserver la maîtrise d'elle-même, le contrôle de sa vie, elle savait qu'elle ne résisterait à aucune invitation venant de sa part à lui.
Ils s'étaient rencontrés vingt ans plus tôt dans un café en face de l'université. Elle y était serveuse. C'était le jour où elle avait appris la mort de sa mère. Il s'était occupé d'elle, l'avait accompagnée à l'hôpital, ils avaient passé la soirée dans un restaurant à la mode, bu beaucoup, mangé peu.
Puis, comme elle ne voulait pas se retrouver seule dans son appartement, il l'avait invitée à venir dormir chez lui, c'est-à-dire à la ferme, qui était alors flambant neuve, d'une modernité criante. Pendant cinq ans ils avaient filé le parfait amour: il était doté d'une bestialité élégante, elle était son poussin.
Aujourd'hui Annie est professeur d'histoire, Étienne est à la retraite. Ils se retrouvent. Malgré les ans, ils n'ont pas tant changé que ça. Lui est toujours un ours mal léché, un misanthrope (son seul ami est un lama, Lucien...), un sauvage que l'idée de famille [hérisse] au plus haut point, tout le contraire d'elle...
Certes Annie peut être piquante, surtout quand il prend son air sombre, qu'il lui sert souvent... Elle le taquine alors en lui disant mon pauvre Calimero, ce qui [a] le don de l'irriter davantage... Mais elle n'est pas capable, comme lui, d'adopter une attitude hautaine et détachée. Elle a un désir d'enfant, lui pas.
Que peuvent espérer d'être à nouveau ensemble ces amants, qui se retrouvent toujours dans l'étreinte mais qui, pour le reste, ne se comprennent pas bien et s'agacent? Il faut patienter jusqu'à la fin de ce roman d'une grande finesse pour savoir ce qu'il advient d'eux dont [les] corps [savent] mieux s'aimer que [les] coeurs...
Francis Richard
La ferme (vue de nuit), Anne-Frédérique Rochat, 208 pages Éditions Luce Wilquin (en librairie le 18 août 2017)
Romans précédents chez la même éditrice:
Accident de personne (2012)
Le sous-bois (2013)
A l'abri des regards (2014)
Le chant du canari (2015)
L'autre Edgar (2016)