13 journalistes des îles du sud-ouest de l’Océan indien, venus à Antananarivo pour un atelier organisé par l’OIF[1], ont tenté de converser ensemble, et sur un même mode, autour du paysage culturel de la sous-région. Animé par une équipe d’Africultures, l’atelier s’est tenue du 19 au 25 juin 2017, dans la Grande île. Saindou Kamal’Eddine, Nassila Ben Ali et Mohamed Youssouf sont des Comores, Elia Randria, Danielle Rabehaja Holy, Mirana Ihariliva, Mandimbijaona Andriamaharo Razafimanantsoa, Andry Patrick Rakotondrazaka et Annick Sedson de Madagascar, Capery Fateema, Dominique Bellier et Aline Groëme-Harmon de Maurice, Antoine d’Audigier de la Réunion.
Saindou Kamal’Eddine. La culture, c’est ce qui nous enracine. C’est ce qui nous met en relation avec l’alentour, ici et au-delà. Elle nourrit aussi une quête identitaire dans ces espaces insulaires. Elle prend surtout une dimension englobante, qui nous immerge et nous obsède, dans la mesure où il nous faut, à chaque fois, retrouver les pièces d’un puzzle, dont les branches « civilisationnelles » nous renvoient vers des horizons lointains. Ceci explique peut-être cet attachement viscéral à nos patrimoines comme à des bouées de survie. Notre rapport à la culture a ce caractère existentiel bien déterminé. Sur la question des émergences insulaires, par exemple, le lieu reste un passage, une escale vers l’ailleurs. Il se vit au comme un devoir à poursuivre le voyage entamé par les ancêtres depuis des millénaires. Il résonne surtout comme un écho lointain à ceux qui ont échoué sur ces rives. La culture s’impose ainsi à nous comme un moyen de maintenir la relation au monde, bien que les tracés s’orchestrent souvent dans des dynamiques d’errance, en rapport avec nos espaces démunis. Paradoxalement, ce monde d’où nous venons et qui nous interpelle nous paraît souvent trop vaste, trop complexe. Il y est question de limites et de peurs. La peur de l’engloutissement, parfois. Notre méconnaissance de cet espace est alors source de fragilité. Ce qui influe sur notre relation au monde à venir. La culture devrait pourtant nous offrir les moyens d’une résistance à cette immensité – liée à la mémoire et au paysage – qui nous dépasse. Elle devrait nous donner des outils pour faire face à la réalité de la domination. En ce sens, la création est un sursaut indispensable, pour sortir de cette fragilité, du sentiment d’impuissance et de la hantise de l’anéantissement. Elle nous donne les moyens de poursuivre le voyage que les aïeux ont entrepris avec le boutre et la pirogue à balanciers. Nos médias devraient investir davantage ce champ de la culture, en conversant avec leur public originel. Pour convaincre du rôle de la culture, qui n’est pas seulement le récit d’un passé commun, et pour sensibiliser les habitants de cet espace, face à l’idée que la culture, c’est aussi ce qui nous dit au présent, ici et maintenant.
Elia Randria. Néanmoins, je pense que nous manquons de repères pour comprendre ces espaces culturels. J’ai l’impression aussi que l’on néglige l’éducation à la culture dans la sous-région. Nombre de gens se contentent de ce qu’ils peuvent glaner sur internet ou sur les réseaux sociaux. Le débat ou le discours sur la culture est confus. Pour certains, manger du riz relève du culturel, se vêtir de telle ou de telle façon ramène à la question culturelle. La nouvelle génération se nourrit plus de culture occidentale, et s’identifie plus à des cultures éloignées de la leur. Il y a probablement des lacunes, au niveau de la transmission du legs. On n’y prête pas assez attention dans les programmes d’éducation. Par le passé, il y avait des formes d’initiation à la culture à Madagascar, qui commençaient dès le plus jeune âge, par le biais notamment des contes et des récits anciens. Dans certaines institutions en zone rurale, les matières enseignées tenaient compte des faits d’histoire et interrogeaient la mémoire. Les enseignants donnaient des points de repère, et le background nécessaire à leurs élèves. Il est intéressant de voir que les colonisateurs eux-mêmes ont su utiliser cette méthode pour imposer leur vision culturelle. C’est ainsi qu’ils sont parvenus à effacer une partie de l’identité culturelle malgache. Avec l’évolution de la technologie, la culture traditionnelle est menacée. « Enseigner » la culture dans les écoles offrirait pourtant l’ancrage nécessaire à la nouvelle génération. Permettre à ces jeunes d’appartenir pleinement à cet espace, leur éviterait de flotter entre deux mondes, sans savoir qui ils sont. Comment voulez-vous converser avec d’autres espaces, y compris de la sous-région, si vous ne connaissez même pas votre point d’ancrage originel ? Peut-être qu’il nous appartient à nous, journalistes, de redonner des clés aux gens, pour qu’ils saisissent mieux leur propre complexité culturelle, avant de chercher à les interpeller sur d’autres espaces voisins. Comment voulez-vous qu’un malgache discute de culture avec un comorien, alors que sa propre réalité culturelle lui échappe. En tant que journaliste, nous avons un rôle à jouer dans cette perspective.
Journalistes de l’océan indien en visite dans la haute ville de Tananarive.
Danielle Rabehaja Holy. Une partie du problème provient du matraquage que nous subissons, surtout à Madagascar. Les chaînes de radio et de télévision privilégient des émissions, de la musique et du cinéma étrangers, en lieu et place des productions locales. Si un artiste souhaite promouvoir son œuvre, il doit payer. Quelques-uns de nos créateurs ont des idées révolutionnaires ou innovantes, mais doivent payer pour les présenter au grand public. Ce système concerne tous les arts. Comment lutter contre ? Des artistes s’organisent parfois, afin de trouver des solutions, mais leurs efforts demeurent insuffisants. La plupart des concernés ne se rendent même pas aux rencontres organisées sur la question. Aucun représentant des autorités, aucun représentant des chaînes concernées, ne s’y rend, d’ailleurs. Il est un autre problème. Seule une poignée de malgaches s’intéresse réellement aux questions posées par les arts. Seule une minorité d’entre eux débourse de l’argent pour des concerts. Rares sont ceux qui achètent des œuvres d’artiste. La plupart des gens de la classe moyenne, y compris parmi les intellectuels, préfèrent consommer des cultures venues d’ailleurs. Ils préfèrent, par exemple, écouter du Beyoncé à la place de la musique d’Arnaah, qui est un artiste du cru. Il y a comme une dévaluation de la production locale. Et c’est pareil pour le 7ème art. Pourtant, le pays regorge de talents. Ce désintérêt manifeste du public malgache rend les choses difficiles. Il faudrait voir comment ça se passe dans les autres pays de la zone et réfléchir à des solutions, ensemble.
Il est vrai que les relations d’un pays à l’autre de la zone ne sont pas toujours évidentes. Il est question de visibilité, d’économie, de circulation…
Mirana Ihariliva Pourquoi suis-je plus au courant de ce qui se trame ailleurs que de ce qui se passe dans l’océan indien ? La musique malgache ne se développe pas assez vite. Jaojoby et son salegy ne sont que la face visible d’un immense patrimoine. Le maloya est-il assez connu pour être aussi apprécié en Asie ou en Australie ? Le séga conserve-t-il sa réputation jusqu’en Inde ou en Afrique du Sud ? Il nous manque une certaine visibilité dans le concert des cultures de ce monde. Il y a là matière à réflexion. Connaît-on, nous, professionnels des médias, de meilleures manières de véhiculer nos potentialités, notre savoir-faire, notre richesse, en la matière ? Je manque peut-être d’infos, mais le festival de musiques Donia, organisé, tous les ans, dans la presqu’île de Nosy-Be me semble être la seule plate-forme à Madagascar, permettant à toutes les musiques et danses de l’Océan indien de se faire entendre. Les secteurs culturels et créatifs génèrent quelques 2.250 milliards de dollars de revenus par an dans le monde. Or, la sous-région de l’Océan indien ne figure même pas dans les statistiques du CISAC[2], lesquelles statistiques s’alignent plutôt dans la région « Afrique et Moyen Orient », occupant en tout et pour tout 3% de la totalité des revenus au niveau mondial. Les barrières de langue ou de frontière, politiques ou sociales, ainsi que d’autres formes d’incertitudes liées à la circulation des biens culturels entre les pays de l’Océan indien, mériteraient vraiment d’être questionnées. Dans le contexte actuel, il est difficile d’apporter des jugements sur les genres dits « porteurs » ou non, culturellement, et qui pourraient peser sur la balance des revenus ou sur les richesses de nos pays respectifs. Globalement, j’ai l’impression que le citoyen lambda dans la sous-région considère les objets culturels comme étant des objets « farfelus ». « La culture est porteuse de sentiments, d’impressions et d’aspirations » indiquait un directeur au ministère de la culture malgache, lors de la journée mondiale de l’artisanat en 2017. Mais est-ce compris dans ce sens, localement, d’abord, et dans l’océan indien, ensuite ? Le problème relève aussi de notre ignorance de ce qui se fabrique dans la sous-région. Ce qui génère d’autres interrogations, et sans doute que tout commence par notre capacité à informer le public sur la qualité de nos productions respectives.
Lors de la visite d’un duani, un site sacré, situé dans la haute ville de Tana.
Nassila Ben Ali. Il y a un autre problème. La sous-région reste fermée sur un plan culturel et souffre d’un chauvinisme souvent destructeur. Les artistes continuent de travailler, chacun, dans leur pays, sans se soucier de l’avis du voisin ou de la contribution du pays d’à côté. Les barrières politiques, parfois érigées pour des questions mesquines d’intérêt et de pouvoir, expliquent cette situation, en partie. L’absence de concertation régionale pour l’élaboration d’une politique commune en la matière accentue ce phénomène. Les acteurs culturels ont par ailleurs hérité de cette manie népotiste de vouloir toujours favoriser leur ancrage d’origine. Le communautarisme s’est ainsi développé, générant une forme de sectarisme dans le secteur. Nos talents ne s’exportent plus chez le voisin. On ne communique pas assez entre nous. La circulation des biens culturels, d’un pays à l’autre, est devenue difficile, bien qu’on continue à psalmodier, comme pour des incantations, les principes selon lesquels il faut travailler ensemble pour renforcer la culture océano-indienne. Quand est-ce que ces idées de dynamisme, de cohésion et de solidarité culturelle vont prendre forme ? C’est ce qui freine le développement culturel de la région. Nous sommes comme dans un bourbier. Nos autorités ont leur part de responsabilité dans cette situation.
Capery Fateema. Le manque de considération de la part des autorités se retrouve dans la plupart des pays de la sous-région. En rencontrant les artistes malgaches, Tahina, Laza ou Michelle, on trouve des similitudes entre les différentes situations. Le combat pour promouvoir la culture est bel et bien réel dans chacun de nos pays. Il suffirait peut être d’entretenir plus d’échanges pour mieux travailler ensemble. Les entrepreneurs culturels pourraient mieux se concerter. À Maurice, par exemple, on voit un réel dynamisme au niveau des acteurs culturels, mais ces derniers devront sans doute s’ouvrir aux autres pays de la sous-région. Les créations sont là, et les entreprises privées s’ouvrent à la culture, en faisant appel aux artistes pour des projets spécifiques. Les choses bougent dans le bon sens. La musique a fait un bond en avant, les arts plastiques gagnent du terrain. Ceux qui veulent poursuivre leurs études artistiques peuvent dorénavant le faire, sans avoir à se rendre à l’étranger. Il est maintenant possible de soutenir une maîtrise à l’École des Beaux-Arts de Moka. La danse contemporaine et la littérature commencent, elles aussi, à avoir leur place dans le paysage. Toutefois, il manque cette ouverture aux autres pays de la sous-région. Il manque une passerelle entre les artistes, susceptible d’offrir plus de visibilité aux arts, voire de générer l’idée d’une industrie culturelle régionale. Cela pourrait probablement se faire, en mettant en place des événements spécifiques, regroupant les pays de la sous-région. Non pas en exportant un projet initialement organisé dans un lieu en un autre pays, comme cela a été le cas avec le festival Sakifo de la Réunion, dont la formule est loin d’être gagnante à Maurice, bien que tentée à deux reprises. Les journalistes culturels doivent pouvoir s’impliquer dans ce débat pour contribuer à élargir la perspective.
4. La plaque apposée à l’entrée de l’ancienne demeure du français Jean Laborde à Tana, lors d’une visite organisée avec les journalistes.
Qui aurait pensé à autant de murs, fragilisant la relation, d’un pays à l’autre ?
Mandimbijaona Andriamaharo Razafimanantsoa. Il est une richesse dans ces îles, pourtant. Leur histoire commune. Elle est souvent méconnue, ignorée ou minorée, mais elle est bien là, palpable par tous. Cette histoire est expressément oubliée, parce qu’elle n’est pas assez écrite. Pourtant, entre une reine de Madagascar exilée aux Comores, un sultan comorien enterré à Tamatave, les esclaves oubliés de Tromelin, les liens sont évidents. Et même si la population, dans chacune de nos îles, reste cosmopolite, avec ses origines différentes avérées, la part qui rassemble est très importante. Il faut savoir lire à travers nos dynamiques de métissage. Il est naturel qu’un prince sakalava entre en transe, lors d’une cérémonie de trumba aux Comores, ou que le nom de Ratsitatanana fasse partie du patrimoine immatériel mauricien. Si ces histoires ne sont pas écrites dans les livres, transmises de pays à pays, beaucoup d’entre elles continuent à être véhiculées dans les pratiques culturelles populaires, racontées et transmises de génération en génération. Elles se retrouvent dans notre quotidien, tous les jours. La manière de porter le lamba-oany rappelle souvent cette appartenance de nombre d’insulaires aux mêmes dynamiques de vie dans cet espace. Ce patrimoine en commun mériterait d’être valorisé. Malheureusement, aucune politique commune ne vient discuter des partages possibles entre nos imaginaires. A l’exception de quelques initiatives, les médias et les historiens semblent volontairement, et sciemment, ignorer cette dimension de l’histoire commune. Je pense qu’il nous faut discuter de ce type de problématiques à travers nos écrits, si l’on veut pouvoir contribuer à changer le regard porté sur nos espaces culturels.
Dominique Bellier. Le paradoxe provient parfois du fait que ces îles ont une histoire commune très prégnante, et de grandes différences, notamment dans leur histoire politique récente. Tous ces pays ont été marqués par la colonisation, l’esclavage, la traite, mais cette histoire n’a pas encore été assez étudiée, racontée ou enseignée par les concernés. Ces îles ont de nombreuses sources de peuplement en commun, des pratiques culturelles communes, des religions et des langues en commun, mais elles sont séparées par l’histoire politique, et des océans que les lignes aériennes les plus chères du monde traversent. Les créateurs des îles de l’océan indien ont tout ce qu’il faut pour se rencontrer et travailler ensemble, mais les circonstances font que cela n’arrive pas souvent. Pourtant, il est évident que ces créateurs, lorsqu’ils se rencontrent, ont à la fois de nombreuses choses à partager, qui leur permettent de se reconnaître comme frères ou cousins. En même temps, ils ont suffisamment de particularités en eux pour apprendre les uns des autres et générer de nouvelles créations à plusieurs, qui pourraient se réclamer du label « indianocéanique ». Bien que rare, ce type de rencontre est toujours fructueux. La Commission de l’Océan indien ne devrait-elle pas se préoccuper davantage d’une coopération culturelle entre ses pays membres, pour développer les échanges entre les créateurs de la région ? Les seuls domaines où des échanges durables se produisent, concernent la création cinématographique et certaines initiatives autour de la musique créole. Le festival tournant des musiques de l’Océan indien, qui a vu le jour en 2003 à Maurice, a été un gouffre financier et n’a pu se reproduire, tandis que Photoana, un festival de photographie international, initié à Antananarivo, n’a connu que deux éditions. Le fait est que seules les initiatives individuelles d’artistes ou celles qui sont liées à certains instituts culturels étrangers (français, allemands ou chinois) arrivent à faire vivre ces échanges culturels régionaux. C’est évidemment insuffisant. Faire circuler l’information sur les créations des uns et des autres dans la région ne vise pas seulement à désenclaver les artistes. Cela permet aussi de réinventer les dynamiques de création. Une culture indianocéanique ne pourra pas se développer et rayonner, sans un consensus entre les pays et une politique régionale volontariste.
Y a-t-il des formes d’expression appelées à se faire connaître plus facilement du grand public de ces îles ?
Antoine d’Audigier. On apprend de nos voisins par des objets de création, qui sont préalablement validés par l’institution[3]. A la Réunion, le théâtre et le chant de nos voisins ne nous communiquent que des émotions et des contextes en filigrane. Le cinéma, qui peine à exister, passe par des canaux boudés par les écrans réunionnais. Le seul langage apte à enjamber les murs reste la danse, selon moi. Ce constat ne se fait pas sans quelque amusement, ayant pris l’habitude de me confronter à cette forme d’expression, avec un cruel manque de ses codes, contraint à l’interprétation, qu’une conversation avec des danseurs confirmés projette dans les cordes de l’imprécision. En même temps, lorsqu’une troupe de l’archipel des Comores présente son Dur d’y croire… à la Réunion, je comprends. Son hip hop m’explique l’arrachement à une culture, le manque de solidarité pour les plus démunis, de la part d’une foule autocentrée, la vie dans des quartiers rongés par l’usure. Le corps transporte la frustration, la fureur croissante, autant que les explosions de joie. Les chorégraphies sont des tableaux vivants, soutenus par des vidéos de quartiers en ruine, servant de décor au quotidien de leurs habitants. La danse, en convoquant ainsi les techniques de l’image et du son, s’affirme comme une passerelle, permettant d’exporter un pays, sa situation et son imaginaire. À travers sa pièce, la compagnie Uni’son nous transmet un bouquet d’informations, capable d’anéantir les considérations binaires de ceux qui ne connaissent rien de la situation comorienne. L’art vivant de ceux qui évoluent dans les quartiers de Moroni transmet bien plus d’informations que n’importe quel article. Dans les autres formes d’expression, il me semble plus difficile de comprendre le sens des messages véhiculés, notamment à cause de la barrière de la langue. Comment perpétuer, en effet, les échanges dans ce foisonnement de langues, qui dresse autant de barrières entre les peuples ?
Créole, comorien ou encore malgache. Il est évident que la langue joue pour beaucoup dans les rendez-vous manqués. Mais elle n’explique pas tout. Elle n’explique par exemple pas les raidissements de type communautaire, qui empêchent les uns d’aller vers les autres, y compris sur un même territoire…
Andry Patrick Rakotondrazaka. Pourtant, je trouve cette scène culturelle solidaire et fraternelle, malgré cette influence communautaire. Il y a de la générosité dans les démarches. Il faut peut-être sérier les problèmes d’une autre manière. D’un côté, cette scène affiche une certaine créativité, en se réclamant d’un florilège d’artistes talentueux, qui, dans leur majorité, porte haut l’étendard de leurs pays respectifs. De l’autre, elle se referme sur elle-même, en ne fédérant, selon les genres qu’elle met en scène, qu’un public de connaisseurs, d’assidus et d’habitués. Ce qui ne l’empêche pas de demeurer populaire. C’est le cas du cinéma malgache, par exemple, qui se développe, aussi surprenant que cela puisse paraître, dans un contexte où n’existe aucune salle de cinéma, digne de ce nom. Les malgaches restent de grands cinéphiles. Mais le cinéma reste toujours un sujet de débat, faute d’infrastructures et de moyens d’accompagnement. Le fait est que cette discipline, censée retranscrire le vécu, l’histoire, et la culture malgache dans toute sa splendeur, est sans cesse tiraillée entre deux genres. Le cinéma populaire et le cinéma d’auteur. Le premier se montre généreux, alors que le second se veut plus intimiste. Je pourrais tout aussi bien vous parler de la musique à Maurice. Là où le séga est roi depuis des générations, mais où de jeunes chanteurs comme Hans Nayna, par exemple, commencent à se tailler une réputation internationale, dont l’ancrage, dans la réalité première, est souvent synonyme de déconnection immédiate, du public dit originel. Chantant une musique anglo-saxonne et se libérant du séga à l’ancienne, Hans Nayna reste toujours un mauricien. Des problématiques qui rejoignent, selon moi, les incertitudes de nos espaces culturels respectifs. Je pourrais aussi évoquer le rapport intemporel entre la culture traditionnelle et la culture contemporaine, qui rallie, mais divise, en même temps. Les genres traditionnels, qui résistent face aux genres plus modernes, à l’heure de la mondialisation…
Annick Sedson. Je voudrais attirer votre attention sur un phénomène, récent. Le fait que les cultures dites « traditionnelles », qui n’ont pas toujours les moyens de s’exprimer, par rapport au monde actuel, évoluent dans des circuits fermés. Ce qui les fragilise et les isole du monde alentour. De fait, elles se retrouvent confinées au seul domaine communautaire. De l’autre côté, vous avez des cultures dites contemporaines, qui concernent des formes d’expression nouvelles dans nos espaces, tels que les arts visuels (arts plastiques, bande dessinée, cinéma, etc.), mais qui n’existent qu’au travers d’un réseau, là aussi, à huis clos, où seuls de petites communautés paraissent assez initiées pour en saisir la complexité. Ces sphères culturelles rencontrent un même problème. Elles ne s’expriment pas dans une perspective d’ouverture. Et j’ai l’impression que cette problématique se pose à tous nos espaces. Les acteurs culturels, impliqués dans ces communautés à huis clos, ont tendance à ne pas vouloir s’ouvrir aux autres. Ce sont les mêmes têtes qui y reviennent, à l’affiche. Ces acteurs évoluent dans l’entre soi, en circuit fermé. Ils se montrent par ailleurs incapables de franchir les limites de leur propre discipline, à un moment où l’on parle, partout, d’interdisciplinarité. Rajoutez à cela la difficulté de faire circuler les propositions culturelles, des uns et des autres, dans la zone. Il faudrait questionner la responsabilité de ceux qui subventionnent ou accompagnent les productions actuelles, dans la mesure où ils ne poussent pas à plus d’ouverture dans les pratiques consacrées. Nous aussi, en tant que journalistes, nous devrions peut-être discuter de ces dynamiques établies, pointer sur leurs limites, de manière à renouveler les pratiques, de manière, surtout, à impulser d’autres dynamiques. En tant que journaliste, je me sens une responsabilité par rapport à cet état de fait.
Lors de la rencontre entre acteurs culturels malgaches et journalistes de l’Océan indien participants à l’atelier organisé par l’OIF.
Quelle perspective ?
Mohamed Youssouf. Nos espaces culturels se heurtent à des barrières difficilement franchissables. L’absence de lieux de culture aux Comores constitue elle-même un handicap pour les artistes. Elle s’ajoute à l’inexistence d’une politique d’accompagnement de la part des autorités. Si nous prenons l’exemple du 7ème art, les cinéastes ne disposent pas des outils nécessaires au développement de leur forme d’expression. Ils n’ont même pas de salle de projection, pour faciliter leur rencontre avec le public. Nous connaissons la réalité des scènes culturelles de la sous-région. Elles ne sont pas si différentes, comparé les unes aux autres. Mais le monde associatif impliqué initie nombre d’expériences susceptibles de générer du dialogue et de la visibilité. Peut-être que les collaborations entre nos pays vont générer des solutions à ces problèmes…
Aline Groëme-Harmon. Les défis pour la scène culturelle de l’Océan indien, c’est de sortir de l’entre soi, et d’être vue. D’abord, par un public plus large que celui des habitués de l’Institut Français et des Alliances françaises. Cette scène doit atteindre une audience plus vaste que celle qui détient les codes de la culture institutionnelle. Dans nos îles, ceux qui font vivre la scène culturelle se rendent vite compte que le public et le marché sont limités. Qu’ils ne suffisent pas à les faire vivre. Que tant d’efforts pour parler à moins de 500 personnes reste synonyme de gâchis. Les voisins des autres îles ont les mêmes problématiques. Il y a déjà eu des expériences de festival, allant dans le sens de rassembler les îles, comme pour les jeux de l’Océan indien. Mais elles ont toutes fait long feu. C’est le cas du festival tournant des musiques de l’océan indien, initié par la COI. Reconnaître cet état de fait, c’est bien. Agir, c’est encore mieux. Les regroupements bourgeonnent dans la danse contemporaine ou le cinéma. L’autre défi serait que les créateurs arrêtent de se faire concurrence, pendant un moment. Qu’ils arrêtent de courir après le plus gros cachet, pour la fête de l’indépendance, comme à Maurice. Alors qu’un groupe d’artistes avaient appelé au boycott de la fête de l’indépendance, justement, le but de remettre le débat sur leur statut au cœur des préoccupations de l’Etat, certains se sont rétractés au dernier moment pour pouvoir cachetonner. Souvent, nos artistes ressemblent à nos îles. Ils avancent en lignes éparses. Peut-être que le liant qui manque viendra d’un renouveau de la conscience indianocéanique par le biais de la presse. Qui sait ?
[1] Organisation Internationale de la Francophonie.
[2] Confédération Internationale des Sociétés d’Auteurs et Compositeurs.
[3] La culture contemporaine des pays concernés par cette conversation entre professionnels des médias, à l’exception de l’île de la Réunion, n’utilise qu’un canal de diffusion, la plupart du temps. C’est le réseau des instituts français.