Sempé et cent reproches

Publié le 17 août 2017 par Sylvainrakotoarison

" Quand je suis arrivé à Paris, j'ai trouvé les Parisiens très gais. Je venais de Bordeaux où les gens n'étaient pas naturellement souriants. J'ai été tout de suite enchanté par le métro, les autobus, la fièvre de la ville. Et surtout, j'ai fait beaucoup de vélo. Pendant trente ans, je suis allé partout en bicyclette. " (Sempé, 2011).

C'est ce jeudi 17 août 2017 que le célèbre dessinateur humoristique Jean-Jacques Sempé fête ses 85 ans. Un âge canonique qu'il aurait certainement souhaité célébrer avec son compère René Goscinny avec qui il a collaboré dans les années 1950 et 1960 pour leur très renommé "Petit Nicolas" : " "Le Petit Nicolas", c'est d'abord une histoire d'amitié. Nous avons mis nos souvenirs d'enfance en partage. Je racontais à René mes histoires de football, de colonies de vacances, mes chahuts à l'école. Et René Goscinny adorait interpréter ces souvenirs. Partant de ce que je disais, il a brodé tout autour, inventé tous les personnages, imaginé des situations. " (2011).
Mais Sempé ne peut évidemment pas être réduit au Petit Nicolas. Si ce petit garçon des années 1950 lui a assuré une belle réputation, Sempé est avant tout l'auteur de milliers de dessins humoristiques parus dans la presse, à Paris comme à New York, et mis en album chez Denoël.

À l'origine, Sempé n'était pas du tout dessinateur et il l'a été seulement "sur le tas" (le tas de feuilles). Il a eu une enfance pas très heureuse avec des parents qui se querellaient continuellement, il n'a pas fait d'études, il subissait même un bégaiement qui lui empêche d'apprendre des langues étrangères, il a eu une préadolescence coupée par la Seconde Guerre mondiale et il a fait beaucoup de petits boulots avant de voir son premier dessin publié par le journal "Sud Ouest" en 1950 (il habitait alors Bordeaux). Son premier dessin sous sa propre signature (et pas pseudonyme) a paru le 29 avril 1951. Il avait alors 18 ans, et son gagne-pain était assuré !

Il débarqua à Paris en été 1951 et est devenu un amoureux nostalgique de la capitale. Il y trouva les encouragements de certains aînés, comme le dessinateur Chaval et la journaliste Françoise Giroud qui l'a embauché à "L'Express" de 1965 à 1975. Il a collaboré à de nombreux autres journaux ou hebdomadaires, comme "Le Nouvel Observateur", "Télérama", Paris Match", "France Dimanche", "Pilote", etc. et à partir de 1978, "New Yorker" (magazine culturel américain).
On ne s'étonnera pas de la fréquentation, durant les années 1960, près du Luxembourg (à Paris), de personnalités comme Jacques Tati et Jacques Prévert, aussi Anémone, Françoise Sagan, etc.

À partir de 1962 (avec "Rien n'est simple"), Sempé a publié chez Denoël ses dessins dans des albums quasi-annuels pendant une cinquantaine d'années. Il ressort de ses dessins une très grande tendresse pour l'humanité pourtant pas forcément décrite sous le meilleur jour : " Je ne m'exclus pas de l'humanité que je dessine. Je suis proche de mes personnages, ils sont mes semblables. En me moquant d'eux, je me moque de moi-même. C'est la différence entre l'humour et l'esprit : l'esprit consiste à rire et faire rire des autres, l'humour à rire de soi. " ("Télérama", le 7 mars 2009 : les autres citations, sauf indication contraire, proviennent de cette interview).
Ne pas s'exclure de la bêtise de ses personnages, c'est osé (et rare) de l'avouer clairement : " La bêtise et la prétention sont très proches, me semble-t-il, et il m'est arrivé d'être content de moi alors qu'il n'y avait vraiment pas lieu de l'être. Un de mes dessins représente un peintre qui regarde la toile qu'il vient d'achever d'un air très satisfait, tandis que derrière lui, sa femme fait une moue extrêmement sceptique, ça, c'est tout à fait moi ! ".

Ses dessins sont assez précis, surtout dans l'expression des visages, des yeux très réactifs, une bouche parfois discrète mais qui parle beaucoup, un mouvement, etc. : " Les dessinateurs que j'admire ont réussi, en quelques traits qui parfois représentent énormément de travail, énormément d'ébauches jetées dans la corbeille à papier, à rendre la personnalité de quelqu'un, sa démarche, son humeur. À mon petit niveau, je cherche à faire la même chose. Quand je dessine un bonhomme qui marche, je voudrais qu'on comprenne qu'il a tel âge, s'il est gai ou pas, s'il est pressé ou s'il a le temps, et pourquoi. Dans le dessin, tout est explicite, en principe. Je voudrais mettre beaucoup de choses, parfois, j'y arrive. Parfois, aussi, je mets des choses qui ne devraient pas y être : cela s'appelle de la lourdeur. Quand je suis lourd, je suis fou furieux contre moi-même. (...) Le fait d'être trop démonstratif, trop didactique, de surligner, de grossir le trait. Le fait d'être assommant. Ce que j'appelle la légèreté, c'est une forme d'épure. ".
La mélancolie n'est pas absente, évidemment, de ses dessins : " La mélancolie est partout présente. (...) La mélancolie fait partie de la vie. Parce qu'on se rend compte que tout est fragile : les relations humaines, l'existence, la lumière même... C'est lié au temps qui passe, ou au temps qu'il fait. (...) La mélancolie fait partie de la création. ".
Sempé est un observateur candide qui raconte ce qu'il voit, de manière assez neutre bien que parfois crûe. Il est un provincial définitivement fasciné par la capitale parisienne. Il est un naïf qui voit tous les angles, lucide et sans illusion. Ses dessins apportent un témoignage inégalé de la vie sociale pendant plusieurs décennies, une chronique sociale assez proche des films de Jacques Tati dans l'esprit.
La masse humaine qui prend le métro, les embouteillages parisiens qui engloutissent la ville dans un noir atmosphérique, le fossé immense entre une émission de type de celle animée par Bernard Pivot posant une question très abstraite à un philosophe difficile et les paysans qui la regardent le soir au coin du feu, les coureurs de jupons, les maris trompeurs, les névrosés, etc. beaucoup de faits passent à la moulinette du dessinquisiteur Sempé.

Largement reconnu depuis longtemps, Sempé a vu déjà deux rétrospectives qui lui ont été consacrées, une à Caen en 1984 (avec un concert dirigé par le musicien Michel Legrand) et une en 2011-2012 au prestigieux Hôtel de Ville de Paris (sans doute le lieu qui pouvait lui faire le plus grand plaisir), à l'occasion de ses 80 ans.
Rêveur et dilettante, il a néanmoins produit plusieurs milliers de dessins qui ont fait le tour du monde : " De ce qui se passe autour de moi, je ne vois pas grand-chose, parce que j'ai la tête ailleurs, je pense toujours à autre chose. C'est mon défaut depuis que je suis tout gosse : (...) même si j'ai l'air intéressé par ce qui se passe, ce n'est pas vrai, je ne suis pas vraiment là. ".

Une poésie dessinée qui croque ce monde si éphémère pour en faire une époque qui ne vieillit plus : " En tant que dessinateur humoristique, mon travail consiste à exposer le mieux qu'il m'est possible une situation. Une ambiance. Quelque chose qui a trait à la vie quotidienne des gens. C'est cela ma contrainte. Le dessin humoristique est un genre très spécifique. Ce n'est ni du dessin politique, ni de la bande dessinée. C'est un genre sans repère : ce peut être, par exemple, un couple qui marche dans la rue, la scène a pu se produire la veille ou un demi-siècle auparavant, on ne sait pas. C'est ce qui m'a toujours charmé dans le dessin d'humour : cette absence de repères, cette intemporalité. ".
Bon anniversaire Sempé, et bravo pour être, parmi d'autres, et notamment votre compère Goscinny, le symbole du génie français si peu affiché et si peu conscient à l'intérieur de nos frontières.
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (17 août 2017)
http://www.rakotoarison.eu
(Toutes les illustrations sont des dessins réalisés par Jean-Jacques Sempé pour les éd. Denoël).
Pour aller plus loin :
"Mes personnages ne sont pas minuscules, c'est le monde qui est grand" : interview de Sempé par Nathalie Crom dans "Télérama" du 7 mars 2009.
Sempé.
Petite anthologie des gags de Lagaffe.
Jidéhem.
Gaston Lagaffe.
Albert Uderzo.
Cabu.
Inconsolable.
Les mondes de Gotlib.
René Goscinny.
Tabary.
Hergé.
Comment sauver une jeune femme de façon très particulière ?
Pour ou contre la peine de mort ?

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