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DeLillo's 9/11

Par Thibault Malfoy

« Ce n’était plus une rue mais un monde, un espace-temps de pluie de cendres et de presque nuit. » Dans le monde d’après les avions, les repères ont disparu en même temps que les tours, laissant les survivants orphelins de sens. Keith est l’un deux ; il tient à la main une mallette qui ne lui appartient pas ; il erre hagard dans les rues, titube au bord de l’hébétude. Bientôt il arrive chez son ex-femme, Lianne. Elle qui habite le centre n’a pas vu les tours tomber.

Le couple se reforme à mesure que le temps les éloigne de l’attentat.

Leur fils, Justin, s’enferme souvent avec les enfants des voisins, pour scruter le ciel à l’aide de jumelles, dans l’attente du retour des avions de « Bill Lawton » ; pour eux, les tours sont toujours debout. Face à un tel trauma, le déni est moins une protection qu’un refoulement de l’incommensurable. Justin adopte des jeux de langage, parle par monosyllabes, voire ne parle plus du tout : là aussi, l’indicible perce et menace de tout envahir, ultime victoire de la terreur.

Keith retrouve la femme à qui appartient la mallette ; leurs récits de cette journée verticale rapprochent les deux survivants ; ils se comprennent l’un l’autre. Dans un monde hanté par le souvenir des disparus, où tout référentiel a été aboli, la vie pour eux est une non-mort perpétuelle : le survivant erre là où plus personne ne l’attend, où plus personne ne peut le comprendre. Le sexe est alors la seule preuve qui reste pour se sentir en vie.

Lianne, bien que n’ayant pas vécu l’enfer des tours, n’en demeure pas moins la plus affectée. Elle se rabat sur l’atelier d’écriture pour malades d’Alzheimer qu’elle anime. La perte progressive de la mémoire donne aux contours de la réalité un flou qui n’a rien d’artistique et introduit peu à peu le malade dans un monde indéchiffrable et inconnu, où la peur règne ; c’est aussi le monde d’après les avions. L’érosion de la mémoire comme l’attentat terroriste signent la même négation de la conscience individuelle. Écrire permet de redonner une cohérence à cette réalité devenue irréelle par saturation du réel.

Comprendre le monde qui émerge de cette pluie de cendres, un matin de septembre qui s’annonçait beau (pourtant).

L’amant de la mère de Lianne, un certain Martin, est un Européen, marchand d’art entre deux avions, qui aurait trempé dans le terrorisme d’extrême gauche des années soixante-dix, vivrait sous une fausse identité. Martin est le seul à s’interroger sur les motifs politiques qui existent en deçà des revendications religieuses et morales des terroristes, là où tout le monde se demande pourquoi Dieu avait pris ses RTT ce jour-là. Martin cherche déjà à les comprendre (et non à les excuser), alors que Lianne reste dominée par sa peur. L’autre terrorise avant tout parce que son mode de pensée demeure impénétrable à la logique occidentale.

Et l’Homme qui Tombe cristallise dans ses performances le retour du refoulé collectif, la chute du monde occidental, sa vulnérabilité insoupçonnée.

Don DeLillo livre ici moins un roman sur le 11 septembre qu'un roman sur après le 11 septembre. Comment survivre à la fin du monde, aux tours qui tombent et aux cendres crachées par ce colosse disloqué ? Comment réapprendre à marcher droit dans un monde privé de ses fondations ? Par une écriture cérébrale et sans affect, DeLillo analyse le délitement de l'Occident et la manière dont il se relève, se reforme, c'est-à-dire la place que conserve les États-Unis sur le nouvel échiquier géopolitique. Martin dit : « à cause de tout le danger qu'elle provoque dans le monde, l'Amérique va perdre son importance. Vous ne me croyez pas ? » On lui répond : « Si nous occupons le centre, c'est parce que vous nous y avez mis. Voilà votre vrai dilemme [...]. En dépit de tout, nous sommes toujours l'Amérique, et vous êtes toujours l'Europe. Vous allez voir nos films, vous lisez nos livres, vous écoutez notre musique, vous parlez notre langue. Comment pouvez-vous cesser de penser à nous ? Vous nous voyez et nous entendez tout le temps. Posez-vous la question. Il y a quoi, après l'Amérique ? »

Relire Emmanuel Todd pour savoir ce qu'il y aura après l'empire.

  • L'Homme qui tombe, de Don DeLillo, Actes Sud, 22 €.
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