Combien de fois les ténèbres s’abattent-elles sur Ursula
Todd dans le roman de Kate Atkinson, Une vie après l’autre ? Combien de fois, pour le dire autrement,
meurt-elle ? Nous n’avons pas compté. Mais bien des chapitres se terminent
ainsi et chacun donne une fin à l’héroïne. L’une d’elle se produit en 1910 dans
les premiers instants après sa naissance, ce qui aurait dû lui interdire, et à
nous aussi, de connaître les événements ultérieurs. La première, si l’on
respecte l’organisation d’un récit éclaté, est une des plus spectaculaires car
Ursula n’est pas loin de modifier la marche du monde : en novembre 1930,
elle se présente dans un café munichois, s’installe à une table où se trouve
aussi Hitler, qu’elle a pu connaître dans d’autres circonstances, et sort de
son sac un revolver pour l’abattre – mais elle est elle-même mise en joue,
et : « Les ténèbres
s’abattirent. »Dans un premier temps, c’est déroutant. Chaque fois
qu’Ursula se trouve dans une situation concrète, pense telle chose, accomplit
tel acte, rencontre de nouvelles connaissances ou renoue avec certaines
personnes, en Allemagne parfois, en Angleterre souvent, elle est aussi
ailleurs, pense et fait autre chose, avec d’autres personnes, etc. Des faits
sont à la fois simultanés et contradictoires, ou au moins incompatibles avec
une partie de la chronologie.Dans un deuxième temps, qui se prolonge pendant la plus grande
partie du roman, c’est fascinant. On se perd avec délices et on se raccroche
comme on peut aux branches d’un récit qui semble partir dans tous les sens
avec, quand même, une multitude de passerelles entre les destins divergents
d’Ursula.Vers la fin, on aura même l’impression d’avoir tout compris,
en partie grâce à un chapitre intitulé, avec une discrète ironie, « La fin
du commencement ». Probablement se trompe-on : il est impossible de
tout saisir ici, tant le jeu de Kate Atkinson est subtil et complexe. Elle a
parfois mis son goût pour les fausses pistes au service d’énigmes résolues par
le détective Jackson Brodie (La souris
bleue ou Parti tôt, pris mon chien).
Cette fois, aucun enquêteur ne nous guidera dans le dédale. A chacun d’y
trouver son chemin. Ce roman, traduit en 2015 et maintenant disponible au format de poche, a
une suite, ou plus exactement un complément, paru cette année : L’homme est un dieu en ruine où Teddy,
le frère d’Ursula, raconte à sa manière, et cette fois d’une seule manière, ce
que connurent les Britanniques pendant la Seconde Guerre mondiale – et avant,
et longtemps après, car Teddy aura une longue vie. Engagé à vingt ans dans
l’aviation, devenu pilote de bombardier, il ne mourra qu’en 2012. Au moment où
son corps n’est plus, en effet, qu’une ruine.