Olivier Rogez : L'ivresse du sergent Dida

Par Gangoueus @lareus
Coup de cœur L’ivresse du sergent Dida, d’Olivier Rogez Par Emmanuel GOUJON

Source photo - Olivier Rogez


Comme vous le constatez, je ne produis pas souvent de chroniques « coup de cœur », mais c’est tout simplement parce que je n’en ai pas souvent non plus. Je lis beaucoup, je vois beaucoup de films, pour autant, il demeure rare d’être surpris, dérangé ou admiratif devant une œuvre au point de vouloir rédiger une chronique. D’autant que je me suis fixé une règle au début de cet exercice, qu’a bien voulu accepter Réassi mon cher hôte virtuel, celle de n’écrire que sur les livres ou les films que j’ai aimé. Faire du négatif ne m’intéresse pas. Je ne suis pas critique littéraire, je n’ai pas besoin de déverser mon fiel ou de me faire valoir. Je veux plutôt être dans le partage.
C’est donc pour partager l’immense plaisir que j’ai eu à lire L’ivresse du sergent Dida que j’écris ce coup de cœur. L’écriture est vive et vivante, les personnages bien campés, l’histoire rythmée, réaliste et pleine de la couleur et des parfums de l’Afrique de l’Ouest. Surtout ce livre m’a rappelé énormément de souvenirs, ce qui est toujours une très bonne chose. J’ai aimé cet ouvrage non seulement parce que son auteur, Olivier Rogez, est un ami avec lequel j’ai effectué de nombreux reportages dans cette région du monde que nous aimons particulièrement, mais aussi parce qu’il arrive à nous faire entrer dans la tête de son personnage principal sans juger, ni préjugés. Un exemple : 
« La nuit s’apprêtait à tomber sur cette incroyable journée. Il s’était levé le matin en gémissant sur ce morceau de chiffon sale qu’était devenu sa vie, et le voilà qui abordait la soirée en triomphateur. Il avait entendu un truc un jour à la radio à propos d’un Capitole et d’une roche Tarpéienne. Il avait toujours vécu à l’ombre de la roche mais désormais il irait chaque soir se remplir la panse au Capitole, le meilleur restaurant de la ville ! La vie était clémente. La soirée s’annonçait d’autant plus belle que le patron lui avait glissé un billet dans la poche pour qu’il aille fêter sa promotion. »
Ainsi commence l’histoire de ce personnage multiple qui va, après avoir connu la misère des sous-officiers de nombreuses armées africaines, relancer sa carrière dans le trafic des bons d’essence de l’armée, avant de prendre le pouvoir. Dida n’a pas de prénom -- un surnom d’enfance seulement : Titi comme le canari du dessin animé -- parce qu’il est l’incarnation littéraire de tous les putschistes de ces dernières années. Dida c’est Dadis Camara, c’est le capitaine Sanogo, c’est Yayah Jammeh. Olivier Rogez prend bien soin de ne pas situer précisément son histoire dans la géographie actuelle de l’Afrique de l’Ouest. Sans doute parce que son roman pourrait se dérouler n’importe où dans ce coin du monde, qu’en fait elle est déjà arrivée et qu’elle se passera sans doute encore. C’est le sens, je crois, de sa fin en épanadiplose.
L’auteur sait aussi faire vivre les foules en colère comme dans ce passage sur une manifestation : 
« La foule hurlait sa colère, son désespoir, sa mauvaise humeur. C’était un océan de bouches écumantes. Une symphonie d’invectives et d’insultes. Un chœur antique à l’unisson de sa protestation. C’était une masse en marche que rien ne semblai pouvoir arrêter. Les regards y étaient emplis de fureur mais aussi de fierté. (…) Les filles exhortaient les garçons à la bravoure. Les garçons encourageaient les filles à les suivre. Plus personne n’avait peur. Plus personne ne se souvenait des émeutes précédentes et des lendemains douloureux. Plus personne n’imaginait qu’une barrière les attendait quelque part ou que le combat puisse être vain. La foule avait la force pour elle et rien ne pouvait atténuer sa puissance. La foule se battrait avec l’énergie des révoltés, des justes, des désespérés. Elle se battrait car elle n’avait rien à perdre, et aucune échappatoire. Ce peuple croupissait dans le caniveau de la vie, luttait chaque jour pour trouver de quoi espérer, n’arrivait plus à vaincre la misère et la faim, n’en pouvait plus de ce soleil sans pitié qui le tuait à petit feu. Il brûlait de rendre au centuple aux élites opulentes le mépris qu’il recevait et marchait maintenant vers un destin dont il n’osait dessiner les contours mais qui serait à coup sûr plus glorieux et plus brillant que cette vie misérable à laquelle ils étaient condamnés de naissance ».
Rien à ajouter ! Pour son premier roman, l’auteur a trouvé plus que les mots. Il décortique les mécanismes politiques, les ressorts sociétaux, les hypocrisies des communautés internationales, qui font le quotidien de l’Afrique. Et pour ceux qui la connaissent, il sait faire émerger les souvenirs de sauce feuille, d’agouti fumé, la trace olfactive de la mangue sur les marchés, et de la sueur sur les dos écrasés de soleil. 
Mon seul regret concerne Fanta, personnage – certes secondaire -- de femme superbe que l’on ne voit malheureusement pas assez, alors qu’on en tombe amoureux dès qu’elle apparait… C’est l’insaisissable beauté que l’on ne veut quitter. Comme ce livre qui, lorsqu’il se termine, donne l’impression qu’il y a une suite que l’on aimerait découvrir mais que l’on connait déjà.
Un article d'Emmanuel Goujon
L’ivresse du sergent Dida, Olivier Rogez,
Editions Le Passage, Paris 2017, 313 pages.