Dans L’anatomie politique, Nicole-Claude Mathieu décrit une ethnie où les femmes sont contraintes de ne pas utiliser certains mots du langage, au contraire des hommes. Elle décrit leurs efforts à chercher la bonne formule, la bonne périphrase, la bonne tournure pour ne pas enfreindre ces règles importantes. Toute leur attention est monopolisée par leur recherche du bon mot ce qui est somme toute assez pratique pour que leur cerveau ne s’intéresse jamais à autre chose, comme la profonde injustice que constitue cette coutume.
J’ai souvent l’impression d’être une de ces femmes, à chercher sans cesse mes mots, mes phrases, mes comparaisons pour ne pas déplaire aux hommes. Pardon : pour ne pas déplaire au pourcentage extrêmement faible, et encore je m’excuse de ne pouvoir donner un chiffre précis, d’hommes qui sont sexistes.
Je regarde le chiffre effarant, affolant des violences sexuelles, dont les hommes ne cessent de me dire que cela devrait être mon unique et seul combat et je le vois s’éloigner car je suis trop occupée à chercher mes mots pour ne pas blesser les hommes.
Je sais qu’ils sont blessés lorsque je parle des violences sexuelles. Blessés que je puisse les en croire auteurs. Blessés que je puisse les comparer avec ceux qui violent et que je ne définis pas plus précisément ce qui entretient un doute insupportable entre les hommes qui ne violent pas et les hommes qui violent. Blessés que tout mon discours ne soit pas mieux choisi, mieux construit, mieux écrit afin de ne pas les stigmatiser.
Il se joue alors un jeu étrange entre eux et moi, dont on feint de ne pas connaître les règles mais dont on connaît l’issue.
Ces hommes vont me presser de questions, de demandes de références, de leur expliquer la totalité du féminisme, des violences sexuelles aux tâches ménagères en passant par l’inégalité salariale. J’aurais droit à la mauvaise foi, aux arguments homme de paille. Tout mon défi sera de chercher les bons mots, la bonne phrase, la bonne tournure. Toute mon attention sera concentrée sur le fait de ne pas leur déplaire, et que peut-être ils deviennent moins des ennemis de classe, des dangers directs ou indirects, des participants actifs ou passifs au sexisme. Tout leur discours sera sous-tendu par la menace suivante : « SI tu n’es pas gentille, SI tu ne réponds pas à toutes mes questions, SI tu t’énerves, alors je serai un ennemi du féminisme et cela sera ta faute ».
Les femmes sont en général vues comme responsables des violences sexuelles qu’elles subissent. La boucle se boucle. Si nous n’expliquons pas gentiment aux hommes qu’il faut pas violer, alors ils le feront.
Les féministes deviennent alors responsables des violences faites aux femmes. Si les féministes étaient plus pédagogues, plus gentilles, moins agressives, alors les hommes s’énerveraient moins en réaction. Je ne travaillerais plus à lutter contre les violences faites aux femmes mais concentrerais toute mon attention à ce que les hommes ne violent pas davantage à cause de moi, ne soient pas plus sexistes à cause de moi, ne soient pas des ennemis du féminisme à cause de moi. Toutes les violences faites aux femmes pourraient s'estomper, d'un coup, si les féministes faisaient un peu plus d'efforts et comprenaient un peu mieux le mal-être des hommes.
Les hommes m’expliquent qu’ils sont prêts à m’écouter. M’écouter comme si ce dont je parlais concernait la lecture du dernier polar de l’été ou de la dernière recette de cuisine testée. Comme si au fond ce ce que je disais n’avait que peu d’importance alors que cela implique des dizaines de milliers de victimes par an. M’écouter comme si c’étaient des mots de plus, sur un sujet aussi intéressant ou inintéressant que le jardinage ou les jeux videos. Pas un discours qui implique ma vie, ma liberté, la libre disposition de mon corps. M'écouter avant de prendre leur café ou après avoir pris leur dessert. "Ils ont quelque minutes à me consacrer" me disent-ils.
Ils m’écouteront, auront cette grandeur d’âme si je fais quelques efforts. Si j’adapte mon vocabulaire. Si je choisis mes mots. Bannir le mot « homme » de mon vocabulaire peut-être. Dire « ils ». Dire « les monstres ». Bannir le mot « viol » peut-être aussi. Dire « abus ».
Peut-être alors condescendront-ils à se mettre de mon côté. Parce que, voyez-vous, les hommes ont parfois la gentillesse de se mettre du côté des femmes victimes de viols. Alors ils n’auront pas de mots assez durs pour les violeurs « tous à castrer » mais « attention je parle des vrais, pas des pauvres garçons injustement accusés par ces salopes ce qui arrive plus souvent qu’on ne le croie ». Les hommes aiment beaucoup parler de la violence qu'ils vont ou voudraient exercer. Les hommes disent aux femmes qui les énervent qu'ils voudraient les tuer ou les violer. Les hommes disent aux hommes qui les énervent qu'ils voudraient les tuer. Les hommes féministes disent aussi cela mais ils sont féministes, ils sont déconstruits alors il faut les laisser dire et puis peut-on se passer de l'aide de ces hommes-là si gentils au point de s'intéresser à une lutte qui ne les concerne même pas ?
On pondèrera ensemble mon discours. J’avais oublié de parler des fausses allégations, des femmes vengeresses, des salopes, des putes, des femmes qui mentent, des femmes qui regrettent, de la zone grise, des hommes perdus, de la frustration sexuelle des hommes, de la misère sexuelle des hommes. On réduira, réduira, réduira, jusqu’à ce que les violences sexuelles ne soient plus rien, qu’une immense exagération de ma part.
Nous avons abdiqué devant la question des violences sexuelles. En témoigne le choix du gouvernement de ne plus verser de subventions qu’aux associations travaillant sur les victimes de violences sexuelles, donc souvent après l’agression ou le viol plutôt qu’avec l’ensemble des associations féministes. Nous savons qu’il faut trop d’énergie, trop de temps trop d’argent, pour essayer de convaincre les hommes de ne pas violer les femmes. Alors on colmate, on répare, on panse. On explique aux victimes que c'est comme ça, on va faire avec. Les hommes violent, ca n'est pas bien gentil gentil mais heureusement après le viol, on peut appeler des numéros pour en parler.
Andrea Dworkin demandait en 1983, il y a 34 ans, aux hommes pourquoi ils étaient si lents à comprendre les choses. Pourquoi étaient-ils si lents à comprendre que les femmes sont dans l’urgence d’arrêter d’être violées, d’arrêter d’être frappées, d’arrêter d’être tuées, d’arrêter d’être blâmées pour avoir été violées, frappées et tuées. Pourquoi 34 ans après l’êtes-vous toujours autant ? Pourquoi mon urgence devrait être de chercher les bons mots, le "des" au lieu du "les" pour ne pas vexer votre ego et vivre sous la menace que vous passiez du statut de faux allié à celui d’ennemi déclaré. Pourquoi conditionnez-vous le combat contre les violences sexuelles qui VOUS regarde car ce sont LES HOMMES qui violent à la façon dont je vais en parler et pas à la façon dont les hommes ont de violer ?
Pourquoi mes mots vous dégoûtent et vous énervent davantage que les actes de violences sexuelles commis par les hommes ?
Pourquoi vous sentez vous plus mal de mes mots que des violences sexuelles ? C’est une chose assez extraordinaire que de constater que vos egos priment sur la lutte contre les violences sexuelles. C’est une chose assez incroyable de vous voir subordonner votre aide relative aux luttes des femmes à la façon dont nous allons vous caresser dans le sens du poil, en prenant soin de ne pas vous déranger.
Je regarde les chiffres des violences sexuelles et je me dis qu’une femme est violée toutes les 7 minutes en France. Ce sont des mots, souvent un peu abstraits. Je sais qu’il suffirait d’un peu de bonne volonté masculine pour que ces chiffres diminuent drastiquement. Cela parait étrange de parler de "bonne volonté" en matière de violences sexuelles non ? Et pourtant.
Comme dire autrement qu’il faut que les hommes acceptent de regarder en face leur rapport aux corps des femmes, au consentement des femmes et à leur propre désir. Je connais beaucoup de femmes et d’hommes qui disent avoir été violés. Je ne connais aucun homme qui dit avoir violé. Alors soit toutes ces victimes mentent, soit beaucoup d’hommes ont besoin de reconnaître qu’ils ont violé. Pas face à moi, pas en public mais face à eux-mêmes pour créer comme le disait Dworkin "une trêve de vingt-quatre heures durant laquelle il n’y aura pas de viol".
Il faudra admettre que les hommes n'ont pas le droit de disposer du corps des femmes, du corps des enfants et du corps d'autres hommes. Cela les rend très malheureux je le sais, on me parlera de leur misère sexuelle pendant que je parlerais de viol. On comparera le fait de ne pas pouvoir baiser alors que je parle du fait de ne pas violer.
Je voudrais, ne serait-ce que 5 minutes, que les hommes ressentent l'insupportable sentiment d'injustice lorsque je constate les violences sexuelles subies par les femmes. Cette guerre. Ce terrorisme. Cette terreur infligée à l'ensemble des femmes qui vise à contrôler insidieusement nos mouvements, nos déplacements, nos fréquentations, notre sexualité, notre habillement, notre rapport aux hommes, à tous les hommes. Les violences sexuelles sont un terrorisme infligé à l'ensemble d'une classe sociale : les femmes afin de les contrôler. Il pèse sur toutes ; celles qui ont un comportement "inadapté" sont violées (et n'importe quel comportement de n'importe quelle femme peut-être jugé inadapté à n'importe quel moment), celles qui restent dans les clous vivent dans le contrôle, la mesure, la continence permanente afin de ne pas devenir une victime de viol. Les femmes vivent donc dans cet état de terreur permanente (avouée ou non ; mais quelle femme n'a pas eu droit au moins une fois dans sa vie à la liste des risques qu'elle encourt si elle fait telle ou telle chose comme le simple fait de rentrer seule le soir).
Pendant ce temps, les hommes se demandent pourquoi les féministes disent "les hommes" au lieu "des hommes".
Pendant ce temps, des hommes me disent que lire ce que j'écris, lire des récits de violence sexuelle est "dur mais qu'ils arrivent à ne plus se sentir mis en cause". C'est tout ce que ce que cela suscite. Ils ne se sentent plus accusés (alors qu'ils le sont), ils ne se sentent plus visés (alors qu'ils le sont), ils ne sentent plus ma colère (alors qu'elle est là, intacte, entière, brûlante). Ils sont tranquillisés ; je ne les visais pas eux et c'est bien tout ce qui importe n'est ce pas. Je dois continuer à "être pédagogue" me disent-ils en me tapotant sur la tête pour me féliciter de mes efforts à les rassurer, à ce qu'ils ne se sentent pas impliqués, touchés, blessés. Ce n'est pas la violence sexuelle commise par les hommes qui est dure, ce sont les mots des féministes qui en parlent. Ce ne sont pas les hommes violeurs qui sont durs - et la masse bêlante des hommes occupés à pinailler sur le "bon mot" pour parler - mais mes mots mis sur les violences sexuelles commises SUR les femmes PAR les hommes.