Tu m’as dit :
— Écoute mon ami, lointain et sourd, le grondement précoce de la tornade comme un feu roulant de la brousse
Et mon sang crie d’angoisse dans l’abandon de ma tête trop lourde livrée aux courants électriques.
Ah ! là-bas l’orage soudain, c’est l’incendie des côtes blanches, de la blanche paix de l’Afrique mienne.
Et dans la nuit où tonnent de grandes déchirures de métal
Entends plus près de nous, sur trois cents kilomètres, tous les hurlements des chacals sans lune et les miaulements félins des balles
Entends les rugissements brefs des canons et les barrissements des pachydermes de cent tonnes.
Est-ce l’Afrique encore cette côte mouvante, cet ordre de bataille, cette longue ligne rectiligne, cette ligne d’acier et de feu ?…
Mais entends l’ouragan des aigles-forteresses, les escadres aériennes tirant à pleins sabords
Et foudroyant les capitales dans la seconde de l’éclair.
Et les lourdes locomotives bondissent au-dessus des cathédrales
Et les cités superbes flambent, mais bien plus jaunes mais bien plus sèches qu’herbes de brousse en saison sèche.
Et voici que les hautes tours, orgueil des hommes, tombent comme les géants des forêts avec un bruit de platras
Et voici que les édifices de ciment et d’acier fondent comme la cire molle aux pieds de Dieu.
Et le sang de mes frères blancs bouillonne par les rues, plus rouge que le Nil — sous quelle colère de Dieu ?
Et le sang de mes frères noirs les Tirailleurs sénégalais, dont chaque goutte répandue est une pointe de feu à mon flanc.
Printemps tragique ! Printemps de sang ! Est-ce là ton message, Afrique ?…
Oh ! mon ami — ô ! comment entendrai-je ta voix ? Comment voir ton visage noir si doux à ma joue brune à ma joie brune
Quand il faut me boucher les yeux et les oreilles ?
(in "Hosties noires", recueil de Léopold-Sédar Senghor publié en 1948)