(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Front des Flandres, 3 août. C’est la plus grande bataille de la guerre, ont déjà dit des chroniqueurs. Peut-être, mais pas quand il pleut. Or, il pleut. Il pleut depuis soixante heures, sans pitié et sans justice. C’est à croire que les Allemands ont véritablement dans un coin du ciel un vieux dieu qui n’est pas le bon et qui profite des distractions de l’autre pour trahir. Douze jours de canon avaient nivelé les deux premières lignes ennemies. Nous sommes sur la troisième. Il pleut. La petite armée française, la petite armée française enclavée dans les lignes anglaises, est dans la boue. C’est d’elle qu’il faut vous parler, c’est avec elle que nous sommes. Pendant douze jours, le canon fut le maître de cette Flandre ; aujourd’hui, c’est la pluie. Les Allemands ont subi le premier, nous subissons la seconde. La volonté de personne n’y peut rien. Nous sommes arrivés quelquefois à commander aux forces de la terre, jamais encore aux nuages. Ils comptent sans nous, nous comptons avec eux. Le départ avait été fougueux. Nos divisions, les nôtres, celles qui forment l’enclave, avaient dépassé au premier soir la ligne fixée. Elles ne devaient pas prendre Bixshoste ; elles prirent Bixshoste. Elles ne devaient pas entrer dans le cabaret de Corteker ; ayant soif sans doute, elles y entrèrent. Nous voulons dire qu’elles touchèrent la place où se trouvait jadis le cabaret. C’était splendide. Le champ de cette bataille est glacial. C’est la Flandre, la Flandre nue. Regardez bien où vous puissiez accrocher votre regard, nul plateau : l’espace. Sur cet espace, de-ci, de-là, quelques bouts de quelque chose, bouts d’arbres, bouts de maisons, bouts de fil de fer, et par terre des mares, toujours des mares. Nous sommes en été, il fait froid, c’est le mois d’août et c’est un paysage de décembre qui nous enveloppe. Rien qu’à contempler cette plaine humide, on relève le col de son manteau. La grosse cote, la voilà, c’est la cote 14. À part cela, tout est plat. La Flandre est une mer boueuse qui, depuis trois ans, n’a encore conduit à aucun port. C’est sur cette mer que nous naviguons. On ne voit plus devant soi et on reste collé au sol. Ni le regard, ni les jambes ne peuvent manœuvrer. Dans ce pays sans observatoire, sans tranchée, où l’on ne montre pas sa figure sans risquer de la faire abîmer, seuls les avions servent de guides. Or, les avions restent chez eux. L’horizon a mis sa voilette, il pleut depuis soixante et une heures maintenant.
Le Petit Journal
, 4 août 1917.Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
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Jean Giraudoux Lectures pour une ombre
Edith Wharton Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud Dans les remous de la bataille