Die Meistersinger, Acte I © Bayreuther Festpiele/Enrico Nawrath
À quarante ans de distance, puisque je fête un jubilé de 40 ans de présence continue à Bayreuth en ce 25 juillet 2017, on peut mesurer le chemin parcouru du point de vue scénique dans Die Meistersinger von Nürnberg. Chasse gardée de Wolfgang Wagner, l’œuvre a été mise en scène par sa fille Katharina en 2007, en forme de règlement de comptes avec un opéra instrumentalisé par le régime nazi, seul opéra autorisé à Bayreuth dans les dernières années du 3ème Reich.
En 1951, pour marquer une continuité avec la période précédente et retrouver le public « traditionnel », ce fut la seule production qui ait été reprise (production de Rudolf Hartmann), même avec quelques modifications, avec la jeune Schwartzkopf et Herbert von Karajan au pupitre. Il faut attendre 1956 pour que Wieland Wagner fasse passer l’œuvre au laminoir du Neues Bayreuth avec à la clef un immense scandale. Depuis, Die Meistersinger von Nürnberg n’ont pas échappé à un Wagner, que ce soit Wieland (1956 et 1963), Wolfgang (1968, 1981, 1996), ou Katharina (2007). C’est aujourd’hui depuis 1956, la première production confiée à un non-Wagner, Barrie Kosky, actuel directeur de la Komische Oper de Berlin, dont on parle avec insistance pour succéder à Rudolf Bachler à la Bayerische Staatsoper. Alors que Wieland avait en 1956 provoqué un indescriptible scandale, que Wolfgang a cherché à maintenir une tradition de comédie gentillette dans ses trois productions, Katharina avait interrompu la tradition en proposant une production acérée d’une grande intelligence et alacrité. Die Meistersinger von Nürnberg à Bayreuth a longtemps été l’opéra des retrouvailles avec une certaine tradition et en 1981, je me souviens de l’extrême difficulté à trouver des places chaque année sur ce titre. Alors, après Katharina, Barrie Kosky jette un sort lui-aussi à la tradition. Il vient à Bayreuth après avoir souvent déclaré qu’il ne mettrait jamais Wagner en scène. Son travail est donc lui aussi un règlement de comptes avec Richard Wagner, avec l’œuvre aussi dans son contexte post-nazi, qui laboure le personnage de Beckmesser, sensé être l’image du juif. Wagner au tribunal de l’histoire, nous dit la dernière image de l’acte I où Wagner semble témoigner dans la salle du tribunal de Nuremberg, seul à la barre, seul contre tous.
Barrie Kosky propose une synthèse de bien des lieux communs sur Wagner, mais il le fait avec finesse surtout dans un premier acte virtuose, le reste restant plus plat. Tout y passe, Wagner, Cosima (et son Journal), Wahnfried (décor hommage au Parsifal de Stefan Herheim) l’antisémitisme, Nuremberg comme communauté idéale d’une germanité rêvée, mais aussi Nuremberg et son tribunal qui fait l’essentiel du décor des deuxième et troisième acte. Les sources des images sont les photos des réunions à Wahnfried, les caricatures de Wagner chef d’orchestre (image finale). C’est un trop plein sans une ligne vraiment affirmée, comme si Kosky voulait tout montrer, une sorte de Wagner-Welt, avec tout ce qu’on sait sur lui. Intelligent, à n’en point douter. Un peu présomptueux peut-être, en tous cas pas abouti dans les deux derniers actes. Il faudra retravailler dans le cadre du Werkstatt Bayreuth.
Les grands médias, y compris français, se sont immédiatement fixés sur la question de l’antisémitisme de Wagner, sans vraiment rendre compte de la complexité du problème (plus c’est simple et plus le « bon » peuple comprend), et du travail de Kosky. Kosky est juif, et il prend sa revanche sur Wagner, c’est en substance ce qui est transmis, mais ce n’est ni aussi simple, ni aussi définitif, et heureusement.
La question du rapport de Wagner et des juifs est une longue histoire que ce blog ne suffirait pas à épuiser. Mais la question du rapport des juifs à Wagner est une très longue histoire aussi, qui commence peut-être à Hermann Levi mais où l’on pourrait citer tout aussi bien Daniel Barenboim et sa passion pour Wagner qu’il fait jouer en Israel, aujourd’hui aussi Kirill Petrenko, mais tout aussi bien James Levine que Georg Solti qui tous entre parenthèses ont dirigé à Bayreuth, sans parler des très nombreux spectateurs juifs qui viennent régulièrement au Festival. Il est erroné voire stupide de faire une équivalence entre l’homme et l’œuvre. L’œuvre a son existence propre, indépendante de l’homme qui la créa. Le fait que Wagner soit antisémite ne jette aucun opprobre sur sa musique. Sinon que dire de Rousseau qui écrit l’Emile ou de l’Education et qui abandonne ses enfants, ou de Racine fort méchant homme au demeurant qui écrit Phèdre ou Athalie. Il faut donc séparer les choses : et Barrie Kosky le dit dans l’image finale, née d’une caricature de l’époque de Wagner où il dirige avec passion (et un peu de tendre ridicule aussi) l’orchestre et le chœur final des Meistersinger. Retour à la musique, qui transcende tous ces débats nous semble dire Kosky, qui nous avoue dans le même temps l’ambiguïté de son rapport à Wagner.
Katharina Wagner dans la précédente production avait soulevé ces ambiguïtés de l’œuvre et son utilisation par les nazis (on se souvient que le discours final de Sachs était une caricature des discours et des gestes d’Adolf Hitler). Qu’après près de cinquante ans de Meistersinger « a-politiques » sur la colline deux productions successives de metteurs en scène d’une génération post-guerrière viennent poser la question du rapport des Meistersinger à l’Allemagne semble légitime.
On connaît mon avis sur Die Meistersinger von Nürnberg, pour moi l’œuvre la plus forte musicalement de Wagner et la plus subtile, passant par la comédie pour dire les choses les plus fortes sur l’art, la musique et le chant. Dans un mouvement qui était dans les années 1860 le mouvement vers l’unité allemande, Wagner pose un regard utopique sur le rôle de l’art dans la nouvelle Allemagne, se rêvant en artiste conseilleur des rois (d’où aussi son rapport à Louis II, dont le portrait trône à Wahnfried), rêvant à une République platonicienne gouvernée par les artistes : ce sera la Nuremberg des Meistersinger, où le peuple fait confiance à ses artistes « bourgeois », artistes artisans qui gèrent « la possibilité d’une île » heureuse. Kosky fait commencer l’œuvre par un cénacle, s’appuyant sur le journal de Cosima (qui haïssait les juifs encore plus que Richard, il suffit de lire dans son journal la méfiance que lui inspire la visite à Wahnfried de Catulle Mendès). Un cénacle qui rappelle le fameux tableau de Georg Papperitz avec les familiers de Wahnfried (dont Hermann Levi) où tous sont réunis autour de Liszt, de Wagner et de Cosima. Ainsi l’ouverture dans la mise en scène de Kosky reproduit plus ou moins le tableau dans une pantomime où tous les clichés sont réunis, on fait de la musique (l’ouverture de Meistersinger, au piano avec Liszt, et Levi suit la partition), Wagner reçoit des cadeaux (une paire de chaussure – allusion à Sachs) mais aussi une étole de soie que portera Cosima – l’amour de la soie chez Wagner est bien connu- et des parfums enivrants. Puis lors du choral initial où tous sont à genoux, Wagner essaie de forcer Levi qui résiste à s’agenouiller aussi, et réussit à le faire mettre à genoux, à contretemps cependant. Et très vite se met en place le système d’équivalence construit par Kosky, et un jeu de rôles conçu comme un rêve de salon, les apprentis entrent, comme dans un rêve, et occupent l’espace de Wahnfried, faisant de la villa l’espace de cette cité idéale où l’on va jouer aux Meistersinger, dans une ambiance joyeuse, si joyeuse que l’on risque de se tromper en faisant de ce premier acte l’apologie d’un Meistersinger « lustig », au premier degré, où l’on s’amuse et où l’on sautillerait de conserve (comme dans l’acte II, sc1 des Meistersinger magnifiques de Tobias Kratzer à Karlsruhe), un rêve de Meistersinger médiéval au peuple bien propret, rigolard, simple et heureux. L’arrivée des maîtres est du même acabit, comme s’ils étaient les adultes que les apprentis du début deviendront. Il faudrait être très naïf pour croire que cette joie explosive de tout le premier acte est naturelle : elle est forcée, un peu agaçante et donc un peu caricaturale et distanciée. Elle est expression de l’utopie naïve et pourtant réelle qui traverse toute l’œuvre, mais aussi d’une inconscience qui va coûter cher.
Que tout tourne autour de Wagner, centre de gravité de la petite société qui ne cesse de cultiver son jardin wagnérien, c’est aussi évidemment montré : bientôt sortent du piano des petits Wagner de tous âges (le tableau de Papperitz montre le jeune Siegfried), dont Walther, copie conforme de Wagner en plus jeune : ainsi Kosky montre Wagner en Sachs et Wagner en Walther : le maître ès art, et son successeur copie conforme, celui qui vient révolutionner les règles, que les maîtres se passent de mains en mains, consignées dans un petit livre rouge, manière discrète de dire que cette petite société souriante et bien-pensante n’est pas si loin du totalitarisme.
On le voit bien, Kosky ne se limite pas à l’antisémitisme dans ce premier acte virtuose, magnifiquement mis en scène, tout en allusions évidentes pour les wagnériens, mais qui ne nécessitent pas d’être comprises pour que l’ensemble de l’acte passe de manière fluide et sans un moment d’ennui et aussi, tout en finesse, non pas la « Kolossale finesse » mais une vraie finesse qui laisse aux personnages une profonde humanité. Il évoque le wagnérisme, la société de Wahnfried et l’entourage de Wagner, et il pose en même temps son travail sur les Meistersinger en donnant à chacun un rôle dans le jeu que Wagner imagine dans son rêve : Cosima sera Eva (leur deuxième fille s’appellera Eva, et cela reste un prénom fortuné de la famille Wagner, – Eva Wagner-Pasquier est la première fille de Wolfgang), Hermann Levi sera Beckmesser (il résiste un peu à accepter mais ne peut rien refuser à Wagner), Liszt, père de Cosima, sera Pogner père d’Eva, et Walther Wagner jeune…comme le portrait qu’on porte pendant tout l’opéra avec celui de Cosima.
C’est du théâtre dans le théâtre sans tout à fait en être : dans ce cénacle un peu séparé du monde où l’on ne parle que d’art, les Meistersinger sont une sorte de fantasme collectif qui va se confronter à la réalité du monde et de l’histoire. Ce Wagner qui s’amuse va se retrouver dans l’image finale de l’acte dans le décor du tribunal de Nuremberg, seul à la barre des témoins, comme un témoin face à l’histoire tragique, un témoin involontaire d’une tragédie où il a été instrumentalisé, et où la famille, épouse Cosima un peu et bru Winifred beaucoup, a singulièrement trempé.
Bien sûr Kosky ne fait en ce premier acte qu’effleurer chaque thématique, même la question du juif y est évoquée mais pas vraiment appuyée – dur le mode ironique surtout- et très habilement il passe de la petite société de Bayreuth au peuple idéal de Nuremberg, en évoquant aussi ce que le nom de Nuremberg évoque, en termes de symbolique, des rassemblements nazis au tribunal international. Tout cela est dit, mais en même temps habilement survolé, avec une musique joyeuse qui sonne étrange et antithétique face à cette dernière image, comme si Wagner ne savait pas ce qu’il déclenchait. Et Kosky va pendant tout l’opéra utiliser la musique comme à contretemps des effets produits, comme pour nous dire qu’une musique si sublime sert de si noirs desseins.
Acte II © Bayreuther Festpiele/Enrico Nawrath
Tout l’opéra se déroulera ensuite dans ce cadre un peu froid de la salle du tribunal de Nuremberg, mais comme pour montrer l’insouciance de l’histoire qui s’y déroule, elle est couverte à l’acte II d’un gazon printanier et de lierres, qui envahissent l’espace et le rideau s’ouvre sur un innocent pique-nique en amoureux de Wagner et Cosima, et se continue en histoire de Sachs et Eva…Un décor bucolique de paradis inscrit dans la salle du tribunal de l’Enfer.
Et là, l’histoire se déroule, comme dans la plus traditionnelle des mises en scènes (avec cependant une jolie direction d’acteurs), et à vrai dire, il ne se passe à peu près plus rien jusqu’au fameux charivari final : c’est même assez étrange, après le feu d’artifice du premier acte, de se retrouver dans une sorte de tradition où on attend les idées qui ne viennent pas. Bien sûr ce gazon évoque l’Eden, une sorte de paradis pas encore perdu où chaque personnage porte un nom biblique, Eva, David, Hans, Magdalene, et qui va se perdre au final … Kosky prend à revers dans sa mise en scène et notamment dans les trois scènes finales de chaque acte : il montre des images inquiétantes sur une musique rassurante, comme si Wagner compositeur n’avait pas prévu ni ressenti ce qu’on allait faire de sa musique.
Beckmesser (Johannes Martin Kränzle) Acte II © Bayreuther Festpiele/Enrico Nawrath
Et cette impression culmine au final du deuxième acte, le plus noir de la mise en scène et de la soirée, le joyeux charivari provoqué par le chant de Beckmesser et les coups de marteau de Sachs ne se conclut pas par la traditionnelle bataille de polochons dans une innocente Nuremberg nocturne, car le gazon du paradis et de l’insouciance disparaît pour laisser place à un pogrom, où Beckmesser le juif est étouffé sous le portrait de Wagner, et en étant battu violemment, sous cette musique joyeuse qui nous dit que le peuple ne sait pas ce qu’il fait –Père pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font (Luc 23, 34)-
Beckmesser endosse alors le masque caricatural du juif au nez crochu pendant que se gonfle une image immense de cette caricature, et à mesure que la musique s’éteint, souriante, elle se dégonfle ne laissant voir qu’une Kippa revêtue de l’étoile juive. Image d’autant plus terrible qu’elle s’accompagne de la musique de l’innocence et de la joie.
Hans Sachs (Michael Volle), acte III © Bayreuther Festpiele/Enrico Nawrath
Il n’est donc pas indifférent que le décor du troisième acte soit la salle du tribunal de Nuremberg, encore, non plus un paradis gazonné, mais le tribunal même avec ses meubles, et ses dossiers. Le monologue de Sachs change d’ailleurs de nature, et Sachs lui-même a basculé ; évidemment, son Wahn Wahn überall Wahn… (folie, folie, partout la folie) (n’oublions pas le mot Wahnfried, composé de folie et de paix, dont le décor a ouvert le premier acte) prend une résonance toute autre. Et Sachs pendant tout l’acte sera plus tendu, plus agressif aussi, moins bon enfant. Comme si un poids nouveau pesait sur ses épaules contre lequel il ne pouvait rien, comme si l’Histoire lui avait volé son utopie. Et le décor du tribunal n’en est aussi que plus menaçant et prémonitoire.
Mais comme au deuxième acte, les scènes se succèdent avec l’innocence habituelle, sauf qu’Eva n’a plus son habit de Cosima mais un Dirndl traditionnel. Ce troisième acte, Kosky l’a voulu plus nostalgique, plus retenu, comme si les personnages n’assumaient plus la joyeuse pantomime des Maîtres. Le quintette où chacun est disposé sur toute la largeur de la salle, sonne encore là antithétique de ce que nous disent le décor et l’histoire, presque désespéré.
Ce tribunal, il va servir à juger du chanteur, et du chanteur Beckmesser, devant le bon peuple réuni assis derrière les bureaux du prétoire, dont les maîtres semblent être les jurés : image là aussi à revers où le peuple, pour une sympathique fête de la Saint Jean est assis sur les sièges des juges et des accusés du tribunal de Nuremberg : toutes les significations sont sens dessus-dessous. C’est la joie fausse des innocents et coupables à la fois qui encore une fois ne savent pas ce qu’ils font. Si tout le concours se déroule comme prévu, si Beckmesser est chassé et si le jeune Walther-Wagner gagne, il refuse le titre de Maître et on comprend pourquoi, vu le lieu, vu l’histoire, vu ce qui vient de s’y dérouler : Kosky propose une chaîne de causalité très rigoureuse qui aboutit à ce refus : l’innocence n’est plus de mise parce qu’être Maître, c’est être complice. Tout le monde sort donc, l’histoire aimable du jeu de rôles est finie, et Sachs-Wagner reste seul à la barre des témoins, pour son discours, presque dans le vide sidéral, qui sonne obstinément accroché à l’utopie C’est alors que la musique du final sonne, avec Wagner seul, qui l’entend, qui la dirige, c’est elle qui a le dernier mot sur l’histoire, et apparaît alors un orchestre et le chœur que Wagner va diriger de manière caricaturale, et conforme aux caricatures de l’époque comme si l’histoire de l’homme restait dépassée et transcendée par une synthèse qui est la musique du compositeur et comme si cette dernière avait le dernier mot, en une sorte de démarche dialectique hégélienne : image aussi des hésitations du juif Kosky qui après la dénonciation, nous confierait son amour de cette musique, envers et contre tout.
Une mise en scène en abyme, très intelligente, mais pas régulière : sans nul doute des moments demanderont à être repris et approfondis, car si le premier acte est incontestable, Kosky ne réussit pas à donner aux autres actes la finesse et la vitalité du premier, parce qu’il les veut plus sérieux, sans arriver à unifier un style. Attendons les résultats futurs du Werkstatt Bayreuth.
Acte III, Festwiese © Bayreuther Festpiele/Enrico Nawrath
On sait l’exigence musicale que requiert Die Meistersinger von Nürnberg, du chant, du parlar cantando qui n’est pas du Sprechgesang et pour le protagoniste Hans Sachs une endurance à toute épreuve : après un troisième acte épuisant, son dernier monologue est très exigeant et très tendu, ce qui est un dernier piège, et combien s’y brisent la voix. Eva n’est pas non plus un rôle facile à distribuer : depuis 1981, je n’ai jamais entendu à Bayreuth une Eva convaincante, et ce n’est pas cette fois-ci qui l’infirmera. Il faut une future maréchale (comme le fut Schwartzkopf), une future impératrice de la Femme sans ombre, ou une future Salomé, un timbre jeune mais une voix large, charnue et déjà faite.
C’est pourquoi il y a dans la distribution, un échec : l’Eva d’Anna Schwanewilms. Voix acidulée, aigus métalliques, plus de médium, pas de legato : comme si la chanteuse qu’au demeurant j’ai toujours appréciée traversait une crise vocale notable. Elle a reçu les huées des pauvres esprits, elle ne les mérite pas : le ton y est, les gestes aussi (un peu répétitifs cependant quand elle sautille trop souvent avec l’écharpe de soie), mais le chant, le lyrisme, la poésie sont absents : aucune rondeur, aucun aigu qui ne soit pas crié (quintette…). Nous n’y sommes pas (ou plus) et c’est dommage.
Cosima/Eva (Anne Schwanewilms) et Walther (Klaus Florian Vogt), Acte I © Bayreuther Festpiele/Enrico Nawrath
Une réussite aussi chez les dames, l’excellente Magdalene de Wiebke Lehmkuhl, qui campe enfin une Magdalene qui existe, avec une voix forte, chaleureuse, magnifiquement projetée, et une vraie présence en scène, y compris dans le quintette. À suivre.
Et tout le reste n’est que réussite : avec pour tous une diction exemplaire, pleine de nuances et d’intelligence, ce qui est la condition indispensable à tout opéra mais surtout à celui-là si l’on veut adopter le ton et le style de la comédie et du quotidien à la musique.
David est Daniel Behle, la voix est forte, projetée, avec des jeux permanents sur le volume, sur la modulation, mezzevoci, notes filées, un David qui sait déjà chanter : on sent derrière une pratique de Mozart et de l’oratorio, et aussi une belle présence scénique. Ce David-là est l’un des meilleurs des dernières années.
Pogner est Günther Groissböck, magnifique, voix puissante, chant chaleureux, avec une grande humanité dans l’expression, on entend déjà les harmoniques du futur Wotan qu’on attend avec impatience.
Signalons aussi l’excellent Kothner de Daniel Schmutzhard, belle voix de baryton claire et juvénile et le Nachtwächter luxueux de Goerg Zeppenfeld remplaçant Karl Heinz Lehner souffrant, malheureusement en coulisse car il n’apparaît pas en scène dans cette production.
Beckmesser (Johannes Martin Kränzle) Acte III © Bayreuther Festpiele/Enrico Nawrath
Le Beckmesser de Johannes Martin Kränzle est émouvant à plus d’un titre : d’abord, le personnage voulu par Kosky et interprété avec une grande justesse n’est pas le gnome ridicule, ni le vieil amoureux maladroit. C’est un personnage plutôt déchirant et déchiré. La mise en scène veut que ce soit Hermann Levi, le juif admirateur de Wagner et créateur de Parsifal, qui revête les habits du Maître amoureux, celui aussi qui arbitre au nom des règles, et dont l’aveuglement l’empêche de voir le génie (comme le juif Meyerbeer ne reconnut pas Wagner…). Mais Kränzle est aussi émouvant ès qualités : le chanteur sort d’une maladie où il a été sauvé de la mort certaine par son frère, et il rechante : la voix a quelques traces de voilures, mais quelle émotion elle dispense, que de couleurs ombrées, d’un Beckmesser plus désespéré que ridicule, plus tendre que de coutume, un Beckmesser plus victime que l’habituel bête et méchant. Kosky au troisième acte dans sa mise en scène de l’entrée de Beckmesser seul dans le bureau de Sachs ne fait pas accompagner la musique si visuelle de Wagner de la pantomime de dessin animé qu’on voit souvent (voir Herheim à Salzbourg et Paris), mais juste de petits gestes, et quelques fantasmes (voir photo) qui ne font pas rire. Beckmesser fait plus pitié dans ce travail et le personnage acquiert du coup plus de profondeur. Et Kränzle est le juste interprète de ce Beckmesser là, inattendu et moins superficiel que d’habitude.
Walther (Klaus Florian Vogt) © Bayreuther Festpiele/Enrico Nawrath
Le Walther de Klaus Florian Vogt n’a plus rien du chien fou qu’il interprétait dans la production de Katharina Wagner en 2007, il est plus sérieux, c’est un petit Wagner en herbe et donc ressemble à Sachs qui le regarde comme un autre lui-même plus jeune, avec la tendresse inhérente à ce regard. Vocalement, il possède cette voix qu’on aime ou qu’on déteste, au timbre jeune, même si la fabuleuse technique fait entendre çà et là quelques menues fissures. Ce timbre si particulier ne me gêne pas. On a dit aussi à l’époque des choses pas très sympathiques sur Peter Hoffmann, l’un de ses prédécesseurs qu’on porte aux nues aujourd’hui. Vogt sait chanter, il a du style, il module chaque mot, et son travail est une leçon. Le reste est affaire de goût.
Quant à Michael Volle, il a été sur cette scène en 2007 un Beckmesser extraordinaire dont on se souvient encore, il est passé légitimement à Sachs à Zürich sous la direction de Daniele Gatti et depuis il est avec Wolfgang Koch le Sachs du moment, un Sachs très différent de son collègue, peut-être moins « bon enfant » et un poil plus aristocratique. Son Hans Sachs est un chef d’œuvre en matière d’expression, de diction, de parlar cantando, avec des moments de colère, de tension (qui masquent quelquefois aussi, soyons justes, quelques limites vocales dues à la fatigue). Mais la salle de Bayreuth et son acoustique favorable aux voix fait qu’il n’a pas à trop forcer comme dans des volumes tels que la Scala ou Bastille. Et son air final, dans lequel il a quelquefois des difficultés, est passé sans encombre cette fois, grâce à sa science de l’expression et à une capacité technique notable. Son personnage de Wagner mûr face à son double jeune est vraiment remarquablement campé, y compris dans ses ridicules, mais non sans une certaine humanité. Grand moment, très grand interprète.
Inutile de souligner la performance du chœur inimitable du Festival de Bayreuth, qu’on ne peut, lui, accuser de décadence : sous Wilhelm Pitz, Norbert Balatsch et aujourd’hui sous la direction d’ Eberhard Friedrich, il est la marque d’une continuité avec un relief et un éclat uniques.
L’orchestre dirigé par Philippe Jordan n’a pas toujours été exempt de légères scories, et de quelques décalages : c’était la Première et on peut comprendre, comme pour les chanteurs par ailleurs, une dose d’émotion supplémentaire. Ce qui est positif, c’est le son très clair, une certaine transparence, et un ensemble tout de même très au point. Quelques moments séraphiques comme le prélude du 3ème acte ne compensent pas cependant quelques problèmes dans les équilibres des volumes : en salle certains moments étaient à peine audibles ou les contrastes apparaissaient trop marqués (effets de la fosse de Bayreuth ?). Ce que j’ai ressenti surtout, c’est peut-être une certaine froideur, l’absence d’une fantaisie pourtant présente à la scène et qui ne semblait pas relayée en fosse. Il manquait (mais peut-être les choses iront-elles en s’améliorant à mesure des représentations) une certaine inventivité, il manquait ce bruissement musical, ce foisonnement de couleurs incroyable qu’on a pu percevoir dans d’autres approches, il manquait pour moi la vie et la fraîcheur. Cela ne méritait évidemment pas les quelques huées que les imbéciles de service ont cru bon de lancer, car cela reste un travail très respectable.
On le voit, pour cette première, une production qui mérite encore des polissures, mais qui est sans conteste d’une grande intelligence, et vraiment digne d’intérêt. Une contribution de plus à l’histoire d’une œuvre souvent méconnue du grand public, dans laquelle on n’entre pas si facilement et qui ne cesse de se découvrir chaque fois un peu plus pour ce qu’elle est : le grand chef d’œuvre de Richard Wagner.