(De l’envoyé spécial du Petit Journal.) Front français, … juillet. Nos fusants ont tout balayé – et nos soldats aussi. Ce matin d’abord, mais restons à ce matin. Donc, ce matin, ce fut leur tour. Ils avaient préparé leur affaire depuis huit jours ; ils avaient amené cinq cents canons pour attaquer un front de moins de trois kilomètres. Le kronprinz qui a voix au chapitre s’était fait envoyer les meilleures troupes de tempête ; ils allaient recommencer Verdun. Que voulaient-ils ? Prendre Craonne ? Descendre sur l’Aisne ? Et, de là, sur la Marne ? Non pas. La raison ne les a pas encore quittés. Ils voulaient simplement retrouver les yeux qu’ils ont perdu, le 16 avril. Ce n’était pas une bataille pour percer, c’était une lutte pour dominer. Ils la menèrent formidable. On a toujours une mauvaise tendance, c’est de vouloir montrer aux autres ce que l’on a vu. Or, il est des choses que l’on ne peut pas reconstituer. Il faudrait avoir à la fois les instruments de l’écrivain, du peintre, du musicien et du diable. On pourrait s’essayer à ce tableau, mais nous n’en sommes plus là, trois ans de guerre ont passé, les bombardements sont connus ; cependant, pour vous faire vivre le drame, tirons-nous en d’un mot : relisez le récit du plus violent bombardement que vous connaissiez et multipliez-le par cent, vous serez ainsi devant Craonne. Sous cet effort intense et localisé, ils nous enlevèrent donc nos premières lignes. Mais dans la nuit, dans cette nuit si longue et si courte que l’on ne s’apercevait pas qu’elle finissait, deux régiments passèrent auprès de l’arbre où nous étions. On nous avait pris nos premières lignes, ils montaient les reprendre. Ils y montaient carrément, ils savaient ce que c’était. C’était leur métier à ces deux régiments-là, à ces deux régiments-là qui s’étaient promenés un jour de juillet, de la place de la Nation au Lion de Belfort.
La principale avenue de l’enfer
Le plateau flambait. Le chemin des Dames n’était plus qu’une allée de feu. Les Romains qui le tracèrent sur le haut de cette crête, se seraient trouvés bien petits dans leur grandeur, s’ils avaient pu le revoir, cette nuit. Ils avaient fait un chemin, ils auraient retrouvé la principale avenue de l’enfer. Nous leur retournions « le bombardement d’une intensité inouïe ». Ce n’était pas un tir de démolition, mais de destruction. Il ne restait rien à démolir. Les Boches s’en étaient chargés : tranchées, abris, protections, tout avait sauté, il ne restait plus qu’un matériel à détruire, le matériel humain – le matériel humain de l’autre côté du Rhin. Ils avaient mordu à droite, ils avaient mordu au centre, ils n’avaient pas mordu à gauche. La gauche c’était Hurtebise, le centre les Casemates, la droite Californie. Californie est reconquis Sur les plateaux de Californie et des Casemates, le Boche était donc cramponné. Tels des poux qui auraient échappé à une tondeuse, ils se maintenaient du mieux possible dans les bosses du crâne ras. Accroupis au fond de trous d’obus, pour ne pas déceler leur nombre aux avions, ils se cachaient sous des toiles de tente. Ces toiles de tente, des gens, des gens curieux, des gens qui avaient défilé de la place de la Nation au Lion de Belfort, dans le petit jour, allaient les soulever. Ils commencèrent par la droite. C’est Californie qui les attirait d’abord. Le sulfateur, le semeur, rentrèrent en œuvre. Le sulfateur lançait son feu, le semeur ses grenades. Avec allure nous contre-attaquions. Notre artillerie avait encagé les occupants terrés du plateau. C’est dans cette cage que rentrèrent les nôtres. C’est dans cette cage de flammes, d’éclats, de bruits et de fumées qu’ils eurent le dessus. D’heure en heure, dans ce paysage lunaire qui frémissait lui-même de tant d’héroïsme empanaché, une à une les toiles de tente étaient arrachées. À dix heures, les avions pouvaient revenir voir, il n’en subsistait plus, il n’y avait plus d’occupants ni dessous ni dessus. Californie était reconquis. Il restait le centre à réparer. On s’y mit à onze heures. « On », vous savez qui c’est, vous l’avez vu passer bien en rang de la place de la Nation au Lion de Belfort. Il monta sur els Casemates et, jusqu’à trois heures, répara. Il répara avec ses outils les plus formidables. Il tapa dans le Boche comme dans du cuivre ; il ne s’arrêta que lorsqu’il eut remis sa ligne droite. Il y allait même si fort qu’à des endroits il la dépassa. Le travail fut fini avant la journée. Douze heures avaient suffi pour renverser leur effort venu de loin. Cinq cents canons sur deux kilomètres et demi, Allemagne, ce n’est pas assez ! Il faut fondre, mon amie, il faut fondre encore. Cette fin de journée était claire, on apercevait le bout des deux flèches de la cathédrale de Laon. Elles pointaient comme deux oreilles sur le bonnet d’âne du kronprinz.Le Petit Journal, 26 juillet 1917. Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
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Georges Ohnet Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud Dans les remous de la bataille