" Music is my mistress "
Mémoires inédits
Traduit de l'anglais (Etats-Unis d'Amérique) par Clément Bosqué et Françoise Jackson, avec Christian Bonnet, président de la Maison du Duke.
Editions Slatkine et Cie, Paris, 2016, 592p.
Edition originale publiée chez Doubleday & Co. 1973.
Christian Bonnet (1945-2017), premier président de la Maison du Duke, association française vouée à la conservation et à la propagation de l'œuvre de Duke Ellington est décédé le 13 juin 2017. Merci à lui d'avoir rendu accessible en français les Mémoires du plus grand chef d'orchestre et compositeur de l'histoire du Jazz, Duke Ellington (1899-1974).
Lectrices sophistiquées, lecteurs blasés, en 1973, un an avant de mourir (l'avait-il pressenti?), Duke Ellington publie ses Mémoires. Il aura donc fallu 43 ans pour en trouver une traduction française. Il n'est jamais trop tard pour bien faire.
Duke Ellington était un homme plus grand que la vie ( larger than life in english). Cela s'entend dans sa musique. Cela se lit dans ses Mémoires.
Le titre déjà. La musique est ma maîtresse . Pas son épouse. Pas sa compagne. Non, sa maîtresse. Une maîtresse si exclusive qu'aucune femme n'apparaît dans ses Mémoires. Du moins aucune femme de sa vie érotico-sentimentale passablement agitée. Le Duke en portait d'ailleurs la trace avec une balafre sur la joue provenant d'un coup de rasoir donné par une femme jalouse. A la fin de sa vie, le pécheur repentant écrivit de la musique sacrée " Concert of sacred music " qu'il joua dans les cathédrales de Westminster à Londres et de Notre Dame de Paris. C'est la musique dont il était le plus fier.
Les femmes ne sont pas présentes. La famille non plus. A part son fils Mercer Ellington en tant que musicien de l'orchestre. Il succéda d'ailleurs à son père pour le diriger en 1974. Un fils qui, musicalement, resta toujours dans l'ombre de son père.
Quelle ombre! C'est celle que dévoilent ces Mémoires.
Elles sont écrites en 8 actes. Même comme mémorialiste, Duke Ellington reste chef d'orchestre. " Je travaille comme un peintre. L'orchestre est ma palette dont chaque musicien constitue une couleur " (Duke Ellington).
Chacun de ces actes raconte un épisode de sa vie, dans l'ordre chronologique. Il ne s'agit pas d'un travail d'historien. Le Duke se met en scène, se livre sans jamais se dévoiler. Chacun des 7 premiers actes se termine par un " Dramatis felidae ", des histoires de chat puisqu'en argot de musicien noir américain, un bon musicien est un . D'où le fameux dessin animé de Walt Disney " Les Aristochats ". Ces Dramatis Felidae sont composés de portraits de musiciens comme seul le Duke pouvait les dessiner. Le plus important étant Billy Strayhorn, son deuxième cerveau, son alter ego comme pianiste et compositeur à qui il dédia à sa mort en 1967 un album entier " And his mother called him Bill ".
" Le Jazz est à la musique classique ce que le dessin d'humour est à la peinture " ( Duke Ellington). Derrière cette modestie apparente se cache une immense ambition. Créer un univers sonore à la gloire du peuple noir américain. Duke Ellington y est parvenu en conjuguant le génie créateur à un immense travail.
A le lire, vous comprenez mieux pourquoi le Duke ne parle jamais de sa famille. Il était en tournée 365 jours sur 365 jusqu'à son dernier souffle. Et à chaque tournée, il ajoutait à ses classiques dont la liste fait l'objet d'études dans toute école de Jazz digne de ce nom, des créations qu'il pouvait abandonner dès le lendemain ou reprendre selon son envie. Dans ses tournées, il ne voyageait pas avec l'orchestre mais dans une voiture particulière conduite par Harry Carney, l'inamovible saxophoniste baryton de l'orchestre. D'où plusieurs histoires dans ces mémoires de son duo de voyageurs.
Ce que Duke raconte surtout dans ses Mémoires, ce sont ses voyages et ses rencontres. Vous n'apprendrez rien de son travail de compositeur, pianiste, chef d'orchestre en le lisant sauf que sa soif insatiable de rencontres et de découvertes l'a toujours nourri. Vous n'apprendrez rien non plus sur le racisme, la condition des Noirs aux Etats-Unis d'Amérique, les rapports sociaux. Duke Ellington était reçu par la Reine d'Angleterre Elisabeth II pour qui il composa " The Queen Suite " et il rencontra Martin Luther King pour qui il composa " Bam (King won the battle of Bam " en souvenir des manifestations de Birmingham, Alabama. Aucun autre musicien n'aurait pu accomplir un tel grand écart culturel et social sans se casser les pattes à part peut-être le Roi des cats, Louis Armstrong.
Bien entendu New York, Paris, Londres ont des places majeures dans ce livre mais il consacre tout un chapitre dans l'acte 7 au château de Goutelas (42) où il ne vint qu'une fois en 1966 et qui lui inspira ensuite la Goutelas Suite (1971).
Bref, vous l'avez compris, lectrices sophistiquées, lecteurs blasés, ces Mémoires sont à lire au calme, en écoutant Duke Ellington.