"L'esprit humain dans son entier, disait-il, procède de nos sens. La raison n'est pas une donnée, une capacité innée de notre esprit. Elle se forme, ainsi que le jugement et toutes nos facultés au contact du monde. Un philosophe, concluait-il, ne saurait rester dans sa chambre. Il doit aller à la rencontre du réel, en faire l'expérience."
Quand Bachelet, en bon précepteur, dit cela à Auguste Benjowski, il ne sait pas que son jeune élève mettra en pratique ces propos théoriques et que ce sera son destin de parcourir le vaste monde, alors que, pour cet ancien employé par d'Alembert à l'Encyclopédie, il n'existe pas de Providence et qu'il faut même en bannir le mot du vocabulaire.
En 1784, Auguste et sa compagne, Aphanasie, se rendent chez Benjamin Franklin, à Philadelphie. Ils viennent de Paris pour le voir et, de fil en aiguille, lui racontent qu'ils se sont connus sur les côtes du Pacifique, qu'ils vivent à Madagascar, qu'Auguste y est roi, sous le nom de roi Zibeline, et qu'il ne souhaite pas le rester...
Benjamin Franklin veut bien les croire mais trouve que leur affaire est incompréhensible. Ils lui répondent que c'est une longue histoire: Elle traverse de nombreux pays, elle met en scène des drames et des passions violentes, elle se déroule chez des peuples lointains dont les cultures et les langues sont différentes de tout ce que l'on connaît en Europe...
Alors, son intérêt porté à son comble, il les prie de lui raconter cette grande histoire qui lui fera oublier son âge et ses rhumatismes. Et pendant une semaine, à tour de rôle, Auguste et Aphanasie lui font le récit de ce que Jean-Christophe Rufin appelle Le tour du monde du roi Zibeline, transposition romanesque d'une histoire vraie.
Ce sera l'occasion pour les deux amants de philosopher et notamment sur l'avenir de Madagascar, quand ils y vivront, Auguste la voulant grande et libre avec le soutien - et non pas la domination - d'une puissance partenaire, quelle qu'elle soit, et Aphanasie, dans la lignée de Diderot, défendant l'idée que l'île [n'a] besoin de personne.
Ce tour du monde est donc à la fois un grand roman d'aventures qui se passe fin XVIIIe siècle, où l'auteur rend compte des différentes moeurs et des découvertes géographiques de l'époque, mais aussi un long conte philosophique, où s'affrontent préjugés et ouvertures d'esprit qui ne peuvent justement se produire qu'au contact du monde.
Francis Richard
Le tour du monde du roi Zibeline, Jean-Christophe Rufin, 384 pages, Gallimard
Livre précédent chez le même éditeur:
Le collier rouge (2014)