Ces cités grecques furent le creuset où s'élabora la «culture occidentale». Dans cette économie marchande où ne règne plus l'aristocratie du sang et de la tradition, le nouveau riche ou le nouveau dirigeant a le sentiment de s'être fait luimême. De là naquit l'exaltation de l'individualisme prométhéen. Le mythe de Prométhée est l'un des thèmes favoris des sophistes : « Si tu es en mesure de nous démontrer que le mérite est une chose qui s'enseigne, donne-nous cette démonstration », dit Socrate au sophiste Protagoras. Le sophiste répond en racontant le mythe de Prométhée : son frère Epiméthée a donné à tous les animaux les moyens de survivre ; aux uns la force, aux autres l a vitesse pour leur échapper. Pour l'homme, c'est Prométhée q u i intervient : « Seul l'homme était nu [...] alors Prométhée déroba le feu et l'habileté industrielle des dieux [...] et même l'art de vivre dans les cités [...]. Par ce larcin l'homme acquit le moyen de vivre. » (Platon, Protagoras.) Désormais, à la différence de toutes les cultures des autres continents, l'homme ne concevra plus d'autres rapports avec la nature que des rapports de domination, et ne cessera plus d'aspirer à s'approprier la toute puissance des dieux.
Alors commence la première sécession de l'Occident:
l'homme occidental est séparé de la nature et mutilé de sa dimension divine. De cet homme, la destinée a été définie par les sophistes : « Avoir les désirs les plus forts possibles et trouver les moyens de les satisfaire. » Ce qui, aujourd'hui encore, est la l o i de notre conception occidentale de la croissance. Désormais la raison critique l'emporte en Occident, depuis Socrate, sur toutes les autres dimensions de l'homme. La philosophie ne médite plus sur les choses comme le faisaient encore les « physiciens » de l'Ionie, mais sur l'opinion des hommes sur les choses. La philosophie occidentale (à la différence de toutes les sagesses du monde) est exclusivement affaire de l'intelligence et non mouvement de l'homme tout entier : tout ce qui ne peut pas se ramener au concept n'a pas d'existence. Chez les sophistes, pour qui l'homme, comme individu, «est la mesure de toutes choses», l'essentiel est la négation de tout absolu, de tout « être en soi », le scepticisme radical. Chez Platon subsiste encore le frémissement des « religions à mystères » inspirées de l'Asie, celui du « démon » de Socrate, celui de l'amour (clans les dialogues du Banquet et du Phèdre) nous conduisant au-delà des « idées ». Mais, à partir d'Aristote, la plus sèche raison prétend enclore le monde entier dans le réseau abstrait de ses classifications hiérarchisées et de sa logique abstraite.
L'art grec à son apogée, au Vesiècle avant Jésus- Christ, exprime cette vision du monde, rationaliste et anthropomorphique, en architecture comme en sculpture. Tout ce qui est au-delà de la raison, dans la poésie ou l'amour, s'exprime dans la plus belle création du génie grec : la tragédie, notamment chez Eschyle et Sophocle. Mais déjà, avec Euripide, apparaît l'ironie à l'égard de l'ivresse dionysiaque et de la ferveur religieuse. Les dieux grecs ne sont que des hommes plus beaux et plus forts, et c'est seulement dans les religions à mystères, dans les religions de salut venues de l'Orient, que subsiste une ouverture sur le divin véritable avec: les mystères d'Eleusis et le culte de Dionysos, proche du Shiva indien.
Roger Garaudy
Suite des extraits de « Comment l’homme devint humain »
Pages 106 à 116