Les bons choix de Gatland
Les Lions ont atteint un niveau lors du second et du dernier test que l’on ne même pouvait pas imaginer quelques semaines avant. Un squad assez homogène, des choix compliqués, un capitaine pas du tout souverain, des charnières pas forcément au niveau, le tout avec une pression d’emblée après les contre-performances contre les Barbarians et les Blues : voilà ce qu’était l’état de l’équipe des Lions avant d’affronter les doubles champions du Monde. Gatland avait le pire métier du monde, pris dans l’étau de la presse britannique et des supporters qui déjà ne l’estimaient pas à la hauteur d’une tournée en Nouvelle-Zélande. La presse néo-zélandaise s’en amusait, le troquait en clown et ironisait sur sa potentielle accession au poste de sélectionneur des All Blacks un jour. Et au final, Gatland a clairement sorti son épingle du jeu et montré qu’avoir un XV type des Lions est bien une tâche de longue haleine. L’équipe qui en est sortie – inchangée entre le second et le dernier test – est incontestablement la meilleure équipe que l’Europe pouvait sortir de son réservoir (à part Guirado ou Parisse, difficile de voir d’autres joueurs européens dans le XV type). Sam Warburton s’est avéré être un bon capitaine, alors même qu’il n’était pas titulaire lors du premier test. Gatland a bien géré ses joueurs dans la longueur, dans le temps long qu’oblige le format de la tournée, avec ses hommes de main (Howley, Farrell, Borthwick, Rowntree sans compter les préparateurs physiques, les médecins, les administratifs ou même les anciens joueurs).
Dans le jeu surtout, par quelques choix clefs, le staff a largement orienté le jeu des Lions vers un rugby plus ouvert, plus technique et plus osé. Choisir Liam Williams, Elliot Daily et Anthony Watson dans le trio d’arrière a été un choix fort pour Gatland qui n’a pas hésité à mettre sur le banc ses Gallois Halfpenny et North. Disons-le clairement : sans ces trois joueurs, les Lions n’auraient pas gagné la tournée. Ils ont bonifié tous les bons ballons d’attaque, accélérer le jeu et montré que l’on pouvait être meilleur que les All Blacks dans l’art de jouer les turnovers (c.f. l’essai d’anthologie d’O’Brien dessous). De la même façon, le choix de l’axe Sexton-Farrell aura été déterminant. Rien de mieux pour orchestrer le jeu des Lions par un rugby de passes, précis et méticuleux au pied. Ben Te’o est un perforateur solide mais cela suffit-il à en faire un titulaire ? Clairement pas et l’option Te’o semblait plus être un plan B qu’autre chose, en attendant que Sexton et Farrell soient au top de leurs formes. Encore une fois sans ces choix, les Lions n’auraient pas gagné la tournée. Ils ont empêché les Lions de tomber dans un conservatisme et de bouger les lignes. Si le rugby de Sexton et Farrell n’est pas celui de Barrett ou d’un Spencer d’antan, il correspond complétement au rugby de possession et d’habilité au pied des Lions. Gatland le savait : l’idée n’était pas de dénaturer le jeu des Lions – ils n’ont pas les hommes pour jouer comme les All Blacks. Par contre, au lieu de tomber dans un rugby minimaliste construit autour d’un gros pack comme on a pu le voir contre les Crusaders, il était essentiel de bouger un peu les lignes, par le profil des joueurs. C’est juste ce qu’il fallait.
Ne pas perdre en étant moins bons : le cas des Lions
Pour beaucoup – pour ne pas dire tout le monde – l’issue de la tournée était claire : les All Blacks allaient surclasser les Lions, trop conservateurs et tous moins bon individuellement. Liam Williams n’est qu’une version pauvre de Ben Smith, Sexton n’aura jamais le jeu d’attaque de Barrett, Owen Franks est autrement plus chevronné que Furlong, etc. Individuellement, surtout en termes de technique individuelle, les All Blacks sont au-dessus. Et cela nous ramène au discours de Jim Telfer aux avants des Lions en 2003, l’air de dire « Vous êtes tous moins bons mais si vous faites ce qu’on vous dit et que vous jouez votre meilleur rugby, on gagnera ». Et c’est précisément ce qu’il s’est passé. Les Lions ont empêché les Blacks de gagner en bloquant leur jeu, faute de pouvoir les concurrencer sur le niveau de jeu réel, en attaque, en marquant plus d’essais. Comme les Springboks des grandes époques (dernièrement 2007-2009), les Lions ont gagné car la Nouvelle-Zélande n’a jamais pu jouer comme elle le souhaitait. Elle n’a jamais pu jouer comme d’habitude, c’est-à-dire dans les conditions normales qui font qu’elle gagne quasiment tout le temps. Ces conditions tiennent en trois gros points : avoir des ballons de turnovers et pouvoir les jouer, aller plus vite en attaquant la ligne d’avantage et avoir la confiance sur son adversaire. Les Lions ont adopté un plan anti-turnover implacable : précis au pied et dans les échanges, ils ne rendaient que très peu de ballons aux Blacks. Surtout ils montaient extrêmement bien en défense sur les contres, couvrant tout le terrain. On n’a quasiment vu aucun franchissement sur contre des All Blacks alors même qu’ils marquent d’habitude autour de la moitié de leurs essais sur des situations de turnovers. Une partie de la tournée se joue là : le rugby néo-zed consiste à marquer plus de points que l’adversaire, celui des Lions à faire en sorte d’en prendre le moins. De la même façon, les All Blacks arrivent d’habitude à avancer en étant plus rapides que les autres sur la ligne d’avantage, ce qui permet de jouer debout ou de jouer dans les espaces. C’est comme cela que joue Beauden Barrett. Mais impossible avec une telle défense des Lions, agressive, très haute et surtout très précise, ne se trompant que rarement. Et pour ce qui est de la question de la confiance, il est clair qu’en étant souvent en infériorité numérique (à 14 pendant 60min dans le deuxième match, 10min dans le troisième), pressés physiquement, souvent indisciplinés, les Lions ont pris l’ascendant psychologique. En perdant le deuxième test, les All Blacks pouvaient déjà voir se profiler une défaite, ce qui ne les met pas du tout dans un climat de confiance, qui leur permet d’habitude de réciter leur rugby. Aussi, dans ce type de tournée, être dans la position du chasseur (les Lions) plutôt que du chassé (la Nouvelle-Zélande) peut être un avantage. On a vu par deux fois les Lions reprendre le sort du match, remontant au score alors même que la victoire des All Blacks semblait tracée. Les Lions ont montré de solides ressources psychologiques, en continuant à exercer la pression, en coinçant les Blacks.
La déception sur le visage des Blacks à la fin du dernier test. Crédits : zimbio.com
Gatland et son staff étaient sûrement les plus qualifiés pour créer un tel système anti-All Blacks. Le style de jeu des All Blacks étant sensiblement le même que celui du reste du rugby néo-zed, on a vu souvent les mêmes stratégies de jeu. C’était flagrant contre les Maoris All Blacks et les Chiefs : les Kiwis étaient condamnés à prendre des risques et à surjouer les maigres ballons de contre. Et dans ce système, les joueurs européens ont brillé tout simplement parce que ce rugby est fait pour eux. Un O’Brien, un Itoje ou même un Farrell ne seront jamais plus à l’aise dans ce rugby de pression, qui consiste à mettre à mal l’adversaire. Fort logiquement dans ce cadre de jeu, l’équipe type qui ressort de la tournée est à dominante Lions (c.f. à la fin de l’article). On ajoutera quand même pour être juste que les All Blacks n’avaient pas leur ligne de 3/4 de départ pendant le dernier test et que les blessures de Ben Smith et Ryan Crotty dès le premier test ont coûté cher. Tout cela, si on ajoute le carton rouge de Sony Bill Williams, rarissime à ce niveau, et les fortes pluies du second test relèvent du concours de circonstances, à l’avantage des Lions. Il aurait pu en être tout autrement et la logique des choses aurait fait que les Blacks gagnent. Mais une tournée des Lions ne se mesure pas à des performances sur quatre ans, il faut être bon au bon moment, sur trois matchs et faire déjouer son adversaire, jour après jour en quelque sorte.
Est-il encore possible de bien arbitrer dans le rugby professionnel ?
Nos excellents collègues de The Blitz Defence parlaient déjà il y a quelques mois de l’impossibilité aujourd’hui d’arbitrer un match de rugby professionnel, et notamment les test-matchs ou les Coupes du monde. Trop de pressions (médiatique, des joueurs, du public, du corps arbitral), de règles compliquées et pas forcément adaptées à la réalité du terrain et la vidéo au lieu de simplifier complexifie le métier d’arbitre. S’il facilite dans 90% la fluidité du jeu – notamment grâce à notre chère règle de l’avantage – l’arbitre se remarque plus aujourd’hui par les erreurs ou les interprétations hasardeuses qu’il fait. Cette tournée des Lions l’aura très bien montré. La pression médiatique, sportive et quasi politique a éteint un niveau jamais égalé. A l’heure de Twitter et de la télévision de masse, chaque téléspectateur peut se refaire le match et chaque décision devient un potentiel sujet de controverse. Les internautes-téléspectateurs auront tout le loisir de débattre sur à peu près tout ce qui s’est passé dans le match. L’arbitre en plus d’avoir des pressions de par son corps professionnel, ce qui semble jusqu’à logique, n’en finit plus d’être délégitimé voire ridiculisé par le monde extérieur. Joël Judge, boss des arbitres français, l’avouait : « J’ai compris dans l’avion ce qu’était une tournée des Lions » Ainsi nos Jérôme Garcès et Romain Poite nationaux se sont cassés les dents sur l’arbitrage des matchs. Même en faisant des matchs objectivement bien arbitrés, ils n’ont cessé d’avoir des problèmes de discipline, des contradictions, des retours à la vidéo, etc. Et c’est bien dû à la pression du match : on n’arbitre pas Tarbes-Dax comme All Blacks-Lions. Comme il ne veut surtout pas se tromper, l’arbitre se sent obligé de revenir sur sa décision et est en constante incertitude.
Deux décisions de Romain Poite ont fait beaucoup parlé lors du dernier test : vers la 50ème minute en donnant un carton jaune à Kaino alors que Farrell a fait la même chose sur Barrett peu de temps après et la fameuse pénalité de la 78ème quand Poite décide de revenir sur sa décision et de déclarer que l’en-avant repris devant de Ken Owens était « involontaire ». Dans un match quelconque et en début de match (y compris de test-match), personne ne serait revenu sur la décision : un avant repris devant équivaut à une pénalité et puis c’est tout. Ça arrive assez souvent et il est évident que les joueurs ne font que rarement « exprès », ils sont souvent étonnés et frustrés après l’action. Ce n’est que dans certains cas lors de matchs très tendus que l’arbitre interprète si le geste est involontaire ou non. Et évidemment, c’est le cas à la 78ème du dernier test des Lions. Mais une telle règle doit changer pour éviter ce genre de situation qui place l’arbitre dans une position absolument inconfortable, quoi qu’il fasse il a tort : soit il applique la règle et elle est débile, soit il ne l’applique pas et on lui reproche de ne pas suivre le règlement tout de suite ou de juger volontaire quelque chose qu’il pénaliserait d’habitude. C’est toujours le fameux duo application/interprétation de la règle. L’esprit de la règle veut que l’arbitre module et adapte les règles en fonction du contexte et de l’attitude des joueurs. Le geste d’Owens est un réflexe pur et dur : la balle lui arrive dessus, il la prend mais conscient de son erreur la lâche aussitôt. Au final Poite avait raison et objectivement a été malin sur le coup. Le problème pour Poite est de revenir sur sa décision : il siffle la pénalité pour les Blacks mais revient sur sa décision et enlève la pénalité. World rugby devrait en tout cas changer sa règle pour éviter que de tels matchs se décident comme ça. S’il y a certes une position de hors-jeu, il est compliqué de siffler pénalité, un coup franc suffirait. Et vous ajoutez à ça le lynchage médiatique qui suit toute défaite des All Blacks, et vous obtenez un cas d’école de l’arbitre qui tout en faisant plutôt bien son boulot se fait juger en place publique. Le New Zealand Herald est le meilleur à ce jeu, les Kiwis détestent perdre et pour le coup manque cruellement d’esprit sportif…
Le carton jaune de Kaino tient d’un autre problème. Il y a plusieurs voire des dizaines de plaquages comme celui-ci susceptibles de prendre un carton jaune. Et c’est notamment le cas de celui de Farrell sur Barrett. Le problème, c’est le recours à la vidéo qui fausse complétement la geste en exagérant la faute, en décortiquant un geste qui se fait en une demi-seconde, surtout venant d’un joueur physique comme Kaino. Poite n’a même pas demandé la vidéo : il se met à revoir sa décision et consulter des arbitres de touche à partir du moment où le ralenti passe sur l’écran géant. Cette méthode arrive de plus en plus et elle est vraiment insupportable pour tout arbitrage qui se veut un minimum cohérent. Et encore une fois : la décision est lourde, sortir un joueur à ce moment dans une rencontre aussi serrée change le cours du match. Les Lions ont recollé au score alors que le match leur semblait perdu d’avance dès les 20 premières minutes. Idem pour le geste de Sony Bill Williams lors du second test : sans vidéo, il n’y aurait sans doute pas eu de carton rouge car le geste est surtout impressionnant au ralenti de par la densité physique de Williams. Ce dernier qui, n’a pas cessé lui non plus de se faire lyncher en place publique…
La faute de Williams qui mène au carton rouge. Crédits : zimbio.com
Hansen : le rugby reste un jeu
Aux partisans de la théorie d’une « footballisation du rugby », cette tournée des Lions aura donné du grain à moudre. Plein d’éléments le montrent, le rugby international tend à changer et à perdre de ses « valeurs » datant de l’amateurisme : médiatisation à outrance, non-respect de l’arbitre, exagération des fautes, fair-play, dynamique de la « petite phrase », dégradation voire insulte des joueurs sur Internet, etc. L’entre-match la semaine semblait plus important parfois que le jeu en lui-même le samedi. Regarde-t-on encore du rugby ou un évènement spectaculaire et médiatisée parmi tant d’autres ? Le sportif est-il encore premier ? On peut en douter, tant les logiques américaines du sponsorship, de la télévision, du story-telling et de l’entertainment prennent de plus en plus de poids dans notre sport, au risque d’étouffer le jeu en lui-même. Le problème aussi, c’est que ces mécanismes tendent à dramatiser l’issue du match et à largement exagérer l’enjeu d’une tournée de rugby, surtout pour les acteurs intérieurs au monde du rugby. C’est dans ce contexte que des joueurs simulent ou exagèrent des blessures pour attirer l’attention de l’arbitre. Ce fut le cas de Beauden Barrett lors du second test après, une charge de Vunipola. Les joueurs parlent de plus en plus aux arbitres, notamment aux arbitres de touche. Le respect se perd et l’âme tranquille du jeu aussi. Heureusement, les vrais connaisseurs de notre sport, les anciens joueurs ou les plus lucides d’aujourd’hui tendent à ralentir la perte d’authenticité de notre sport.
Dans ces temps troubles, écouter Steve Hansen peut être une bonne chose. Hansen a d’abord complétement accepté le carton rouge donné par Garcès du deuxième match et la décision de Poite à la fin du troisième test. Le rugby est arbitré, les arbitres prennent des décisions et le match continue, voilà sa position. Il n’essaie même pas d’interpréter la règle et ne répond pas aux journalistes lors de la conférence de presse qui lui disent « Que comprenez-vous à la règle ? ». L’arbitre prend la décision, même si Hansen la juge fausse. « L’arbitre a toujours raison, même quand il a tort. » Le sélectionneur préfère répondre « Si après on récupère la balle comme on l’a fait et qu’on marque sous les poteaux, c’est bon. » Il y a peut-être beaucoup de positions de principe de la part du sélectionneur des Blacks et une certaine langue de bois. Mais sa capacité à ne pas renréchir dans la polémique est unique. Combien d’entraîneurs auraient crié au complot ? La position de Steve Hansen, à rebours du climat général tiré vers la polémique – et il faut le dire, assez nauséabond – sort du lot. A une heure où cette tournée des Lions semble acter tout un tas de mauvaises tendances que prend le rugby, tourné de plus en plus vers le football, Hansen prend le contre-pied. Il n’hésitait même pas à dire trois jours avant le dernier test que l’aspect humain, le sommet sportif que représente cette tournée pour tous les joueurs étaient largement plus importants que les simples résultats. Et que le rugby reste un jeu : « Dans trois jours, c’est un match important. Mais c’est juste un match de rugby et il faut le garder à l’esprit parce qu’il y a des choses réelles qui arrivent dans la vraie vie qui sont largement plus importantes. La vie nous apprend des choses tous les jours. Ça blesse de perdre un match de rugby mais ça blesse immensément plus de perdre quelqu’un que vous aimez ou de gérer quelqu’un qui a perdu un être cher. Ça vous apprend à relativiser et ne pas exagérer les choses. » Le New Zealand Herald et bien d’autres feraient bien d’écouter Monsieur le coach un peu plus…
Une équipe type sur la forme :
1. Mako Vunipula – 2. Codie Taylor/Dane Coles – 3. Owen Franks – 4. Maro Itoje – 5. Brodie Retallick – 6. Sam Warburton – 7. Sean O’Brien – 8. Kieran Read/Billy Vunipula – 9. Connor Murray – 10. Beauden Barrett – 11. Elliot Daily – 12. Owen Farrell – 13. Jonathan Davies – 14. Israel Dagg – 15. Liam Williams/Ben Smith (j’ai volontairement mis les blessés qui auraient dû figurer dans l’équipe type).