La biographie fut un problème dans les années 1960 où il va bientôt être question de la mort de l’auteur, chez Barthes, Foucault, chez les structuralistes où c’est l’œuvre qui compte, le texte, pas la biographie de son auteur… Mais Margot et Rudolf Wittkower n’avaient que faire d’être dans l’air du temps ; ils ont tout de suite préféré écrire un livre étrangement classique, un peu suranné, comme le dit François-René Martin, voire franchement anti-freudien, mais pour parler eux aussi de la mélancolie des artistes, de leur vie amoureuse, – celle, par exemple, de Giovanni Antonio Bazzi (1477-1549), un des peintres de Sienne les plus célèbres, surnommé Sodoma, rien de moins, parce que – dit Vasari (le célèbre auteur des Vies des peintres) – « il avait toujours autour de lui des enfants et des jeunes gens imberbes », qu’il aimait hors de toute mesure… Les historiens essaieront de justifier la conduite de Sodoma et d’autres artistes « amoraux », tout simplement au nom de la théorie néoplatonicienne selon quoi une belle œuvre ne peut être créée que par une belle âme…
Les Wittkower évoquent aussi le sculpteur Bartolommeo Ammanati (1511-1592) à qui l’on doit la déclaration la plus explicite sur la question de l’inconvenance, dans une lettre célestement prude, dans laquelle il va rejeter violemment les œuvres qu’il avait réalisées antérieurement, comme la Fontaine Neptune, place de la Seigneurie, à Florence, qu’il a fini par juger obscène… Mais les Wittkower nous expliquent justement qu’il existait peu de Florentins pour voir de l’obscénité dans l’art de leur temps, à tel point qu’ « aucune objection ne s’éleva contre les figures nues avant que la pruderie d’un autre âge n’en juge différemment. » En tout cas, au Moyen Age et à la première Renaissance, les églises et les monastères abondaient en œuvres pleines de sensualité, et leurs auteurs pouvaient fort bien être des hommes pieux d’une conduite exemplaire, « des hommes pleins de dévotion et de crainte de Dieu ». Ou c’est l’exemple de Fra Filippo Lippi, dont les œuvres sont incontestablement religieuses – comme son grand tableau du Louvre : La Vierge et l’enfant entourés d’anges avec saint Frediano et saint Augustin -, mais dont les principes moraux laissaient à désirer…
Les Wittkower citent Proust, ici, qui affirmait que « tout ce que nous connaissons de grand nous vient des nerveux ; ce sont eux et non pas d’autres qui ont fondé les religions et composé les chefs-d’œuvre. » Mais on a aussi de grands artistes parfaitement calmes, comme Claude Lorrain, qui aimait la vie retirée et se consacrait entièrement à son travail, qui n’a jamais corrigé son manque d’éducation et qui n’a jamais réussi à maîtriser la langue italienne, à Rome où il vécut plus d’un demi-siècle, au milieu de la concurrence de son temps. On l’a beaucoup plagié (le peintre français Sébastien Bourdon, en particulier, qui mettait moins de temps à faire un faux qu’il n’en fallait à Claude pour réaliser l’original). Mais il trouva la parade : il décida de faire un recueil et commença ainsi à recopier les inventions de tous les tableaux qu’il vendait : c’est le Liber Veritatis de Claude Lorrain. A la fin du XVIe siècle et tout au long du XVIIe, il y avait aussi des vols d’œuvres d’art : des artistes obscurs – sans emploi – volaient ceux qui avaient du succès. Nombreux sont les artistes qui ne pensent qu’à l’argent, avares ou prodigues, avares comme le romain Cerquozzi (1602-1660) qui était si pingre que sa ladrerie devint proverbiale. Il ne se maria jamais ; mais il put s’acheter une belle maison sur le Pincio.
Les Wittkower nous donnent une liste hétéroclite d’avares et disent qu’il serait facile de la couronner par une longue liste de dépensiers. Un de ces paniers percés était peut-être Hans Holbein le Jeune (1497-1543), mais ses biographes n’écrivirent que très longtemps après sa mort… On peut néanmoins citer avec certitude quelques artistes qui furent riches aux XIVe et XVe siècles. Giotto, Ghiberti, Brunelleschi. Bramante, Raphaël et Titien vivaient comme des princes. La vie de Titien constitue « comme le résumé de l’existence d’un grand artiste de la Renaissance ». Les Wittkower nous montrent l’opulence de Titien et ses astuces financières…
Les enfants de Saturne, disent les Wittkower : il y a de quoi.
Didier Pinaud
Margot et Rudolf Wittkower, Les Enfants de Saturne » Editions Macula, 624 pages, 35 €
Tweet