Magazine Photos

A l'horizontal. Mini-nouvelle inédite.

Par Anne-Laure Bovéron

Cela ne lui ressemblait pas. A vrai dire, peu de ses actes, ces derniers temps, ne lui correspondaient. Ou reflétaient ce qu'elle avait toujours semblée être. Elle m'avait confié qu'elle s'échappait à elle-même. Une sensation, plutôt qu'un fait établi. Elle l'avait dit en tremblant, les yeux rivés à l'étagère à thé qui trônait dans son deux pièces. Mais sur un ton si détaché, que je n'avais eu que du silence à lui répondre. Trop peu de ses faits et gestes, de ses pensées même, lui donnaient le sentiment de s'appartenir. Qu'elle se pose ces questions m'avait inquiétée. Et puis, j'avais oublié.
        Il faisait chaud. Lourd. Atmosphère électrique. Une soirée d'août comme tant d'autres en somme. Rien de plus. Et sous les toits, la chaleur accumulée au fil de la journée était devenue accablante la nuit à peine esquissée. Son voisin, adepte des matchs de foot arrosé de bière avait enfin cessé de vociférer, derrière la cloison qui tenait lieu de mur. L'immeuble peu à peu sombrait dans le sommeil. Dans ce mélancolique silence qui sied si bien à la nuit. Elle avait donc veillé à ne pas faire de bruit. A ne déranger le sommeil d'aucun des Justes de son pallier. Elle ignorait leurs noms. Et plus encore, les vies. Mais refusait d'être celle qui les troubleraient. Sans doute, ne la connaissais-je pas davantage. Je savais qu'elle était là, et quand le besoin faisait sentir, je la contactais. Pour un verre, une sortie, un film ou qu'elle recolle mes mots éparses et humides quand le nouvel homme de ma vie avait une fois encore pris la porte. Je ne lui ai jamais vraiment posée de questions. Aurait-elle répondu ? Ceux qui savent écouter savent-ils se mettre en mots ? C'est donc sans un bruit qu'elle a franchi la porte de son immeuble. Gagné la rue. Puis le boulevard.
        Elle a marché longtemps à côté d'elle. Se regardant fuir le long des trottoirs de ce pas pressé. Injustifié. Essayant de suivre son ombre à la trace. Pas de destination. Pas de but. Pas plus que de raison à cette chevauchée nocturne. Elle savait seulement qu'elle devait avancer. Ne pas s'arrêter. Au risque de ne plus repartir. Etrangement, elle n'avait pas eu peur de la nuit, de la ville à ces heures sombres qu'aucun réverbère municipal ne dissipe vraiment. Elle s'était toujours coulée dans les décors avec une facilité qui m'avait déconcerté, les premières fois que je l'ai croisé dans les couloirs de la fac. Plus que se fondre, elle s'évanouissait. Un peu comme dans ses mots d'ailleurs. Il m'a fallu du temps pour déceler l'erreur. Identifié l'origine de mon léger malaise. Pour saisir ce qui, dans ses discours, me faisait trébucher. Me sentir seule, parfois. Elle ne disait jamais « je ». Et l'autre prenait toute la place dans ses propos. Elle l'élevait en sujet unique. Pour n'y apparaître finalement qu'en filigrane.

       Elle n'a pas su évaluer son parcours. Ni les heures ni les kilomètres. Elle a déambulé, à l'aveugle, dans la ville assoupie. Elle ne s'était pas arrêtée. N'avait pas fait demi-tour. N'avait pas regagné son studio, son lit. C'était pourtant tellement simple, tellement. C'est le mur d'une impasse qui a stoppé sa fuite. Dans le 15e arrondissement. Bloquée, perdue, le nez contre la pierre. Elle avait observé un moment ces brins d'herbe qui s'étaient frayés malgré tout un chemin entre les joints de ciment. Puis, elle avait fait demi tour. Et sans raison, s'était effondrée un peu plus haut, au milieu de la rue. La chaleur du bitume l'a bercé. Epuisée, prenant peu à peu conscience de sa douce folie, les larmes avaient assaillies ses joues. Genoux sous le menton, bras autour des cuisses, cheveux éparpillés sur son visage et cailloux dans les interstices de ses côtes, elle avait sombré.
          Elle ne voulait qu'une chose. Qu'elle ne trouvait pas. Ni au quotidien ni hors des sentiers battus qu'elle avait testé cette nuit là. Elle ne voulait qu'une chose. A laquelle elle n'avait pas eu accès depuis l'enfance. Un geste trivial qu'elle ne réclamait pas non plus. Que quelqu'un la serre dans ses bras. Que quelqu'un la rattrape, là, à l'angle de cette rue. Avec fermeté, et douceur. Que quelqu'un, peut importe qui, finalement, la serre doucement. Tout doucement. Contre lui, ou contre elle, cela n'avait pas d'importance. Elle voulait sentir cette pression si particulière, celle de deux corps qui s'entrechoquent et s'apprivoisent. S'apaisent. Et une peau contre la sienne, par endroit. La surface d'une paume sur sa nuque. D'une autre sur son omoplate, à travers le tissu. Deux corps étrangers, peau contre peau. Ou à peine. Derrière leurs voiles de coton. Elle ne voulait que cela. Que quelqu'un lui donne corps en enserrant les contours du sien. En la redessinant de ses bras. Quelques secondes. Ou d'interminables minutes. Qu'importe. Seule, elle ne pourrait pas reprendre possession d'elle-même, de ce corps. Elle ne le savait que trop. Et elle ne voulait que cela : que quelqu'un se dévoue et la serre contre lui.
       Mais à force d'hurler son silence, personne ne l'avait vu passer. Personne ne l'avait vu disparaître. Elle aurait pu crier. Taper du poing. Non, elle aurait du ! Mais l'orgueil, ou ses incapacités, l'ont en empêché. Elle disait qu'il s'agit davantage sa conscience des faits qui l'avait retenu. Qu'elle n'est pas de ces femmes qui séduisent. Qui manient leur féminité, leurs charmes d'une main légère et subtile, sans en avoir l'air. Et pour lesquels des hommes gravissent monts et vaux, sans écouter autre chose que leur désir de les approcher, de les frôler. Qu'elle n'est pas de ces amies que tout le monde enlace à tour de bras, en riant, dans les fins de soirées trop arrosées. Ou longuement, sur les paliers, les escaliers d'un restaurant quand vient l'heure de se séparer. Elle le savait. Elle ne le savait que trop bien. Et craignait qu'aujourd'hui, ayant perdu l'habitude d'être ainsi approchée, d'instinct, de reculer face à une main tendue. Pourtant, que quelqu'un la serre dans ses bras, c'est ce dont elle avait le plus envie. Le plus besoin. Même si elle ne l'avouait pas. Ne se l'avouait pas.
        Cette nuit là, ce n'est que le bitume d'un quartier résidentiel qui l'a tenu contre lui. A défaut de la rassurer ou de la consoler. Lui a fait office de peau amie. Mais, il n'avait rien fait d'autre que de recevoir la masse d'un corps soudainement déchu de son équilibre naturel. A présent, la voilà à l'horizontal.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Anne-Laure Bovéron 495 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines