Cela
ne lui ressemblait pas. A vrai dire, peu de ses actes, ces derniers
temps, ne lui correspondaient. Ou reflétaient ce qu'elle avait toujours
semblée être. Elle m'avait confié qu'elle s'échappait à elle-même. Une
sensation, plutôt qu'un fait établi. Elle l'avait dit en tremblant, les
yeux rivés à l'étagère à thé qui trônait dans son deux pièces. Mais sur
un ton si détaché, que je n'avais eu que du silence à lui répondre.
Trop peu de ses faits et gestes, de ses pensées même, lui donnaient le
sentiment de s'appartenir. Qu'elle se pose ces questions m'avait
inquiétée. Et puis, j'avais oublié.
Il faisait
chaud. Lourd. Atmosphère électrique. Une soirée d'août comme tant
d'autres en somme. Rien de plus. Et sous les toits, la chaleur
accumulée au fil de la journée était devenue accablante la nuit à peine
esquissée. Son voisin, adepte des matchs de foot arrosé de bière avait
enfin cessé de vociférer, derrière la cloison qui tenait lieu de mur.
L'immeuble peu à peu sombrait dans le sommeil. Dans ce mélancolique
silence qui sied si bien à la nuit. Elle avait donc veillé à ne pas
faire de bruit. A ne déranger le sommeil d'aucun des Justes de son
pallier. Elle ignorait leurs noms. Et plus encore, les vies. Mais
refusait d'être celle qui les troubleraient. Sans doute, ne la
connaissais-je pas davantage. Je savais qu'elle était là, et quand le
besoin faisait sentir, je la contactais. Pour un verre, une sortie, un
film ou qu'elle recolle mes mots éparses et humides quand le nouvel
homme de ma vie avait une fois encore pris la porte. Je ne lui ai
jamais vraiment posée de questions. Aurait-elle répondu ? Ceux qui
savent écouter savent-ils se mettre en mots ? C'est donc sans un bruit
qu'elle a franchi la porte de son immeuble. Gagné la rue. Puis le
boulevard.
Elle a marché longtemps à côté
d'elle. Se regardant fuir le long des trottoirs de ce pas pressé.
Injustifié. Essayant de suivre son ombre à la trace. Pas de
destination. Pas de but. Pas plus que de raison à cette chevauchée
nocturne. Elle savait seulement qu'elle devait avancer. Ne pas
s'arrêter. Au risque de ne plus repartir. Etrangement, elle n'avait pas
eu peur de la nuit, de la ville à ces heures sombres qu'aucun réverbère
municipal ne dissipe vraiment. Elle s'était toujours coulée dans les
décors avec une facilité qui m'avait déconcerté, les premières fois que
je l'ai croisé dans les couloirs de la fac. Plus que se fondre, elle
s'évanouissait. Un peu comme dans ses mots d'ailleurs. Il m'a fallu du
temps pour déceler l'erreur. Identifié l'origine de mon léger malaise.
Pour saisir ce qui, dans ses discours, me faisait trébucher. Me sentir
seule, parfois. Elle ne disait jamais « je ». Et l'autre prenait toute
la place dans ses propos. Elle l'élevait en sujet unique. Pour n'y
apparaître finalement qu'en filigrane.
Elle n'a pas su évaluer son parcours.
Ni les heures ni les kilomètres. Elle a déambulé, à l'aveugle, dans la
ville assoupie. Elle ne s'était pas arrêtée. N'avait pas fait
demi-tour. N'avait pas regagné son studio, son lit. C'était pourtant
tellement simple, tellement. C'est le mur d'une impasse qui a stoppé sa
fuite. Dans le 15e arrondissement. Bloquée, perdue, le nez
contre la pierre. Elle avait observé un moment ces brins d'herbe qui
s'étaient frayés malgré tout un chemin entre les joints de ciment.
Puis, elle avait fait demi tour. Et sans raison, s'était effondrée un
peu plus haut, au milieu de la rue. La chaleur du bitume l'a bercé.
Epuisée, prenant peu à peu conscience de sa douce folie, les larmes
avaient assaillies ses joues. Genoux sous le menton, bras autour des
cuisses, cheveux éparpillés sur son visage et cailloux dans les
interstices de ses côtes, elle avait sombré.
Elle ne voulait qu'une chose. Qu'elle ne trouvait pas. Ni au quotidien
ni hors des sentiers battus qu'elle avait testé cette nuit là. Elle ne
voulait qu'une chose. A laquelle elle n'avait pas eu accès depuis
l'enfance. Un geste trivial qu'elle ne réclamait pas non plus. Que
quelqu'un la serre dans ses bras. Que quelqu'un la rattrape, là, à
l'angle de cette rue. Avec fermeté, et douceur. Que quelqu'un, peut
importe qui, finalement, la serre doucement. Tout doucement. Contre
lui, ou contre elle, cela n'avait pas d'importance. Elle voulait sentir
cette pression si particulière, celle de deux corps qui s'entrechoquent
et s'apprivoisent. S'apaisent. Et une peau contre la sienne, par
endroit. La surface d'une paume sur sa nuque. D'une autre sur son
omoplate, à travers le tissu. Deux corps étrangers, peau contre peau.
Ou à peine. Derrière leurs voiles de coton. Elle ne voulait que cela.
Que quelqu'un lui donne corps en enserrant les contours du sien. En la
redessinant de ses bras. Quelques secondes. Ou d'interminables minutes.
Qu'importe. Seule, elle ne pourrait pas reprendre possession
d'elle-même, de ce corps. Elle ne le savait que trop. Et elle ne
voulait que cela : que quelqu'un se dévoue et la serre contre lui.
Mais à force d'hurler son silence, personne ne l'avait vu passer.
Personne ne l'avait vu disparaître. Elle aurait pu crier. Taper du
poing. Non, elle aurait du ! Mais l'orgueil, ou ses incapacités, l'ont
en empêché. Elle disait qu'il s'agit davantage sa conscience des faits
qui l'avait retenu. Qu'elle n'est pas de ces femmes qui séduisent. Qui
manient leur féminité, leurs charmes d'une main légère et subtile, sans
en avoir l'air. Et pour lesquels des hommes gravissent monts et vaux,
sans écouter autre chose que leur désir de les approcher, de les
frôler. Qu'elle n'est pas de ces amies que tout le monde enlace à tour
de bras, en riant, dans les fins de soirées trop arrosées. Ou
longuement, sur les paliers, les escaliers d'un restaurant quand vient
l'heure de se séparer. Elle le savait. Elle ne le savait que trop bien.
Et craignait qu'aujourd'hui, ayant perdu l'habitude d'être ainsi
approchée, d'instinct, de reculer face à une main tendue. Pourtant, que
quelqu'un la serre dans ses bras, c'est ce dont elle avait le plus
envie. Le plus besoin. Même si elle ne l'avouait pas. Ne se l'avouait
pas.
Cette nuit là, ce n'est que le bitume d'un
quartier résidentiel qui l'a tenu contre lui. A défaut de la rassurer
ou de la consoler. Lui a fait office de peau amie. Mais, il n'avait
rien fait d'autre que de recevoir la masse d'un corps soudainement
déchu de son équilibre naturel. A présent, la voilà à l'horizontal.