Froome, de nouveau en jaune...
Rodez (Aveyron), envoyé spécial.Roland Barthes le disait en son temps: «On ne fait pas de sentiment dans le Tour, telle est la loi qui avive l'intérêt du spectacle.» Et le sémiologue ajoutait: «C'est qu'ici la morale chevaleresque est sentie comme le risque d'un aménagement possible du destin.» Ce samedi 15 juillet, en parcourant de bout en bout la quatorzième étape, balayée par un vent du nord étouffant si tenace qu’ouvrir la fenêtre côté conducteur tenait de l’audace pour la conduite, le chronicoeur cheminait en dialectique cycliste et se demandait si l’injustice des situations, répétées mécaniquement depuis quinze jours dans le peloton, allait nous accompagner jusqu’à Paris, avec son lot de rancoeurs. D’où le surgissement de cette phrase du grand Barthes, qui vint claquer comme une évidence. Pensez-donc. Entre Blagnac et Rodez, sur un parcours pourtant accidenté et sinueux dans la seconde partie, donc propice aux courageux aventuriers, c’était plié d’avance. Lisez bien: c’était une étape taillée pour les baroudeurs… mais sans baroudeur à l’arrivée.
Ainsi, quand Radio Tour annonça qu’un groupe de cinq échappés venaient de prendre les commandes de la course dès le kilomètre zéro, le chroniqueur et la suiveuse présente dans le véhicule de l’Humanité – quoique relativement muets dans la traversée des villages ou de la caravane publicitaire tant les dangers de la circulation sont permanents – comprirent immédiatement la situation. Il y avait là cinq hommes, partis en avant-garde, dont deux Français, Thomas Voeckler et Maxime Bouet ; le soleil éclairait la journée ; la chaleur accablait les poumons et rendait la chasse plus malaisée ; bref, tout était réuni pour qu’une échappée royale parvienne enfin à son terme. Sauf que l’avance ne dépassa pratiquement jamais les deux minutes. Alors, dans la voiture, nous avions compris bien avant l’heure. Les fuyards se débâtirent en vain. Thomas Voeckler fut le premier à céder, à moins de trente kilomètres du but. Tous suivirent. Les uns après les autres. Litanie quotidienne remplie de désolation…
Bref, nous attendîmes l'explication finale. Qui s’avérait toutefois savoureuse, dans la mesure où la bosse posée comme chemin de croix christique sur la ligne d’arrivée, à savoir la côte de Saint-Pierre, était tout de même longue de 570 mètres avec une pente moyenne à 9,6%.
A priori, pas de quoi effrayer les favoris, qui avalèrent bien pire dans les Pyrénées. Au bout de la ligne droite, nous fûmes donc concentré sur l’avant du peloton en plein effort, duquel émergea l'Australien Michael Matthews (Sunweb), facile vainqueur devant Greg Van Avermaet et Edvald Boasson Hagen. Et puis, laissant traîner notre regard, nous cherchions d’abord la silhouette de Froome, que nous vîmes passer dans les tout-premiers, puis celle de Fabio Aru (Astana). Etrange sensation: aucune trace du porteur du maillot jaune. Plusieurs cassures venaient de se produire et l’Italien, un peu plus bas, était en pleine déroute, connaissant le même sort que Froome au sommet de Peyragudes. Improbable scène. L’étape dite «de transition» se transformait en épisode cauchemardesque pour l’un des favoris du Tour… en raison d’une côte de 570 mètres! On nous expliqua que Fabio Aru se trouvait «mal placé»au pied de la rampe et qu’il lâcha 25 secondes de ce fait. L’Italien nous parût surtout «à pied», grimaçant de douleurs, s’harnachant à sa machine presque par désespoir. Un mot suffit à décrire ce que vivait Aru: défaillance. Brève, certes. Mais réelle. Le résultat de cette séquence fut assez surréaliste, car totalement imprévue. Chris Froome redevint le leader de l’épreuve, sans vraiment le vouloir ni tout mettre en œuvre pour y parvenir. Son paletot jaune lui revenait comme une grâce, comme une offrande. Il possède désormais 18 secondes d’avance sur Aru, 23 sur Romain Bardet (3e) et 29 sur Rigoberto Uran (4e). A part ça? La salle de presse bruissait encore sérieusement de commentaires – contradictoires – concernant l’attitude de l’équipe Sky lors de la deuxième étape des Pyrénées, vendredi. Le cas reste intéressant, croyez-nous, dans la mesure où il peut d’ores et déjà éclairer ce qui se passera – ou non – dans les Alpes, dès mercredi prochain. Tout le monde s’accorde au moins sur un point: habituée d’ordinaire à contrôler ce qui se trame du côté des seuls favoris, quitte, dans un passé récent, à essorer la concurrence, l’armada nous a paru plus offensive sans le maillot jaune. Néanmoins, l’offensive de Mikel Landa, le lieutenant de Froome, qui a opéré un rapproché spectaculaire au classement général (cinquième à 1’09’’), a laissé comme une impression de doute, sinon de malaise au sein même des Sky. Officiellement, pas de problème. «Mikel devait partir dans les échappés. Il a fait un super boulot, et les autres équipes ont dû travailler», racontait le patron de l’équipe, Dave Bradford. L’un des directeurs sportifs, Servais Knaven, confirmait l’hypothèse: «C’est une très bonne chose tactiquement pour la troisième semaine. Chris est notre leader, mais nous avons une autre carte au cas où.» Un «plan b» en somme... Sauf que le type qui porte le «plan b», outre qu’il se montre souvent imprévisible, a la particularité d’être annoncé dans une autre équipe dès l’an prochain... Suivez notre regard. De là à imaginer qu’une embrouille a surgi au sein des Sky, il n’y a qu’un pas. Que beaucoup franchissent. L’encadrement répond que leur tactique permettait de «mettre sous pression»les rivaux.
Une question s’impose malgré tout: aurions-nous rêvé, vendredi, comme des millions de téléspectateurs d’ailleurs? Avons-nous vu, oui ou non, Chris Froome légèrement en panique, réclamant des informations auprès de son encadrement, puis roulant et roulant comme un beau diable à l’arrière pour, manifestement, limiter l’écart entre le groupe des favoris et celui de son lieutenant supposé, faute de quoi il se serait immanquablement emparé du paletot jaune? Froome a démenti: «La position de Mikel était parfaite pour nous. Il est une vraie menace pour le général et devient une fantastique carte à jouer.» Le chronicoeur prend un risque: il ne croit pas une seconde à ces explications digne des «éléments de langage» prodigués dans certains ministères. Conclusion? Chez Sky, il y eut toujours une règle intangible: pas une tête ne doit dépasser. Depuis ce samedi, bien sûr, la tête en question s’appelle de nouveau Froome. Mais croyez-nous, il semblerait que cette époque soit derrière nous…
Dimanche 16 juillet, la Grande Boucle respirera à pleins poumons, entre Laissac-Séverac l'Eglise et Le Puy-en-Velay, sur les plateaux du Massif Central. Le parcours de moyenne montagne, long de 189,5 kilomètres, grimpera dans sa première heure sur les grandes étendues de l'Aubrac. La montée de Naves d'Aubrac, classée en première catégorie (8,9 km à 6,4%), lancera la course à la sortie de la vallée du Lot, et offrira un tremplin idéal aux baroudeurs (pardon?). Dans les 40 derniers kilomètres, le col de Peyra Taillade, inédit et classé en première catégorie, présentera une pente très raide (8,3 km à 7,4% avec une pointe à 14%). Le final, le plus souvent en descente malgré une petite côte à 13 kilomètres de l'arrivée, conduira au coeur du Le Puy-en-Velay. D’ici là, nous méditerons sur ces paroles du sociologue Georges Vigarello: «Le Tour permet de mieux penser la contradiction des sociétés démocratiques, le conflit entre une égalité de principe et une inégalité de fait.»