C’était justement il y a quarante et un ans. Mon ami d’enfance m’avait conseillé d’envoyer à une de ses connaissances, le poète Jean-Paul Guibbert, mon premier manuscrit auquel je n’avais pas donné de titre. Ce que j’ai fait, sans avoir aucune nouvelle pendant plusieurs semaines. J’ai su que Jean-Paul Guibbert l’avait communiqué à une toute jeune maison d’édition en train de se créer, qui avait un logo ravissant, dessiné par André Masson. C’était la lettrine D, D pour Différence, qui ressemblait à un dragon.
Au bout de quelques mois, n’ayant aucune nouvelle, j’ai appelé le numéro que l’intermédiaire diligent m’avait indiqué et la voix qui m’a répondu était celle de Michel Waldberg que je ne connaissais pas. Il m’a dit aussitôt, sur un ton jovial et raffiné qui, je l’apprendrais, était le sien, celui d’une sorte de plaisanterie toujours un peu triste et désabusée, mais plaisanterie tout de même, qu’ils allaient publier mon livre, Préface. « Ils » n’y changeraient pas une ligne, « ils » l’aimaient, « ils » le publieraient.
Préface, à vrai dire, n’était pas le titre de mon livre, qui n’en avait pas, mais celui de la réelle préface que j’avais écrite aux chapitres qui suivaient et qui, à ma propre relecture, m’avaient semblé exagérément obscurs. Mais c’était justement cela qui leur plaisait, ce mélange de mise au point et d’obscurité assumée, de mystère et de rationalité. Et puis l’idée qu’un jeune écrivain intitule son premier livre Préface, « ils » avaient trouvé cela assez culotté et réjouissant.
« Ils »… qui étaient-« ils » ? J’allais vivre au Japon pour y enseigner. « Ils » m’invitèrent avant mon départ à dîner avec eux. Et c’est en dînant que je « les » découvris : Joaquim Vital, le directeur de la maison, son amie et collaboratrice Colette Lambrichs à laquelle pendant le repas il tenait tendrement la main, et Michel Waldberg, dont je faisais également la connaissance.
Je regardais les couvertures et imaginais mon nom et un titre que j’avais encore à trouver, avec ces maquettes-là. Au cours du dîner, je compris qui était le trio. Colette Lambrichs était belge. Historienne de l’art, c’était la nièce de Georges Lambrichs, une de mes références de lecteur. J’avais lu plusieurs livres de sa collection « Le chemin », et je ferais sa connaissance une dizaine d’années plus tard, en travaillant chez Gallimard où il dirigeait encore la NRF. Colette avait quelques années de plus que moi, mais elle était de ma génération, comme Joaquim Vital. Michel Waldberg était leur aîné de quelques années encore. Joaquim Vital était poète et portugais. Il s’était opposé à Salazar. Il avait été emprisonné. Il avait vécu dans plusieurs pays, dont la Belgique. Grand ami du surréaliste Patrick Waldberg cofondateur de la maison, il avait sympathisé avec son fils Michel, devenu son plus proche collaborateur. Tous les trois écrivaient, des poèmes, des nouvelles fantasques à l’humour noir, des essais percutants, provocants. Je me retrouvais dans une aventure que je n’avais pas prévue sous cette forme.
J’avais depuis mon adolescence envoyé quelques manuscrits, mais seuls Claude Durand et Simone de Beauvoir avaient réagi à mes envois, sans suite éditoriale. C’est une autre histoire. J’avais d’abord frappé aux portes habituelles, le Seuil, Gallimard. Et voilà qu’on me parlait avec le plus grand respect, la plus grande confiance, de mes livres, de mon avenir. Avais-je écrit autre chose ? Que pensais-je faire de ma vie ? J’avais vingt-cinq ans.
Commençant de mon côté à travailler pour Denoël, puis Gallimard, j’ai fait l’inévitable, en proposant, après deux autres romans et un bref récit japonais publiés par la Différence, mes livres suivants à ces éditeurs. Je trahissais la Différence au moment même où elle commençait à prendre de l’ampleur. Mon frère Jean Pavans, mon amie Nathalie Castagné furent également publiés par Colette, Joaquim et Michel. De forts liens amicaux et professionnels se nouèrent particulièrement entre Joaquim et mon frère qui se retrouvait aux côtés de Michel Butor, de Gilles Deleuze, de Sophia de Mello Breyner, de Borges, de Malcolm Lowry, de Jack Kerouac, de Françoise Sagan, d’albums sur Arpad Szenes, sur Vieira da Silva.
Des historiens de l’édition sauront raconter précisément les audaces, les déboires, les succès de cette entreprise, les brouilles, les procès, les réconciliations et les sacrifices qu’ils ont imposés à ses directeurs, tenaces et désintéressés, même s’ils n’ont pas été des gestionnaires de la plus grande rigueur. Des piliers essentiels de cet édifice ont été plus proches que moi de ses fondateurs, comme Marcel Paquet, Claude-Michel Cluny, Michel Journiac, Julio Pomar, Gonzague Raynaud, Harry Jancovici, Salim Jay, et bien sûr toute une série de collaborateurs plus récents, qui les ont aidés à tenir en vie une maison constamment menacée, parce que exigeant son indépendance.
L’intégrale des nouvelles de Henry James, voilà une entreprise éditoriale que seul permet, aussi stupéfiant que cela paraisse, un tempérament « fou ». Cela devrait pourtant revenir aux grandes maisons soucieuses de fond. Eh bien non, il a fallu un éditeur « fou » pour faire confiance à un traducteur unique pour s’en acquitter. De même les œuvres complètes de Michel Butor. On les aurait attendues dans la Pléiade. C’est la Différence qui a révélé la multiplicité des talents de l’auteur de la Modification, critique, poète, enseignant, et a pris au sérieux le devoir de mémoire. De même c’est à la Différence que s’est adressée la traductrice tchèque Erika Abrams pour faire connaître Ladislav Klima et Jan Patocka. C’est la Différence qui a fait confiance à Jean-Loup Rivière et à Jean-Louis Schefer pour créer la collection et la revue Café.
Un éditeur se définit plus par tous les livres qu’il a su ne pas refuser, que par tous ceux qu’il a publiés. Pour être plus clair, savoir reconnaître le talent d’un inconnu est plus important que d’avoir publié un livre inutile. Tous les éditeurs publient des livres inutiles. Mais seuls certains savent reconnaître les livres qu’il ne fallait pas manquer. Et la Différence faisait partie de cette deuxième catégorie, moins répandue, mais aussi moins visible immédiatement, car le propre de ces livres-là et de ces auteurs-là, difficiles, que d’autres ont refusés, est qu’ils ne sont pas perçus sur-le-champ et que leurs auteurs n’obtiendront qu’une reconnaissance tardive.
Que s’est-il passé pour qu’une crise économique, qui n’était pas la première, devienne définitivement la dernière? Sans doute, la mort de Joaquim Vital, il y a sept ans, a été un premier coup tragique, bientôt suivie par celle de Michel Waldberg. Mais la survivante, Colette Lambrichs, n’avait pas flanché pour autant, obtenant la confiance et l’aide du financier Claude Mineraud. C’est que l’édition française (et que dire de l’italienne ou de l’américaine ?) ne fonctionne plus dans l’indépendance des systèmes de distribution qui sont des machines lourdes, exigeant une rentabilité qui fait du livre un produit de marketing, quelle que soit la qualité de son auteur. Le courage des librairies indépendantes, qui soutiennent des entreprises strictement littéraires, ne suffit plus. Des médias qui se plient aveuglément à un système de vedettariat peu regardant sur le contenu des livres, à condition que ceux qui les représentent jouent le jeu superficiel d’une personnalité « porteuse », copiée sur le modèle des hommes politiques, des chanteurs, des acteurs, ont une part énorme de responsabilité dans cette démolition généralisée de la littérature.
Bien entendu, il y a, dans les « grandes » maisons, dans les rédactions de journaux (et bien plus rarement dans l’audiovisuel) quelques tempéraments de résistants, quelques critiques authentiques. Mais ils sont devenus presque clandestins et travaillent en contrebande. Ils passent au second plan, et leur efficacité est donc moindre. Ce n’est plus eux que l’on prend au sérieux. Le cas de la Différence n’est sans doute pas unique. Bien des éditeurs ont dû mettre la clé sous le paillasson. Mais après quarante et un ans de combat ? Avec un tel catalogue ? Maurice Nadeau, Christian Bourgois, Georges Lambrichs, Paul Otchakovsky, tous ont connu des difficultés et ont certainement été tentés de jeter l’éponge. Mais un effondrement total pourrait-il avoir lieu dans une autre société que celle que nous connaissons depuis quelques années, où les journalistes littéraires exigeants ont été gentiment ou violemment priés de céder la place à des esprits plus dociles, plus accommodants, moins singuliers ?
Les rédactions, pour la plupart consensuelles, s’imitent et célèbrent les auteurs qui bénéficient de mises en place importantes en librairies ou de pressions de leurs agents, quand ils sont étrangers. Des gloires factices sont alors chantées. Et des inconnus le demeurent. Quant à la renommée passée, elle ne représente plus une garantie de qualité et de durée, mais au contraire une marque d’infamie : démodés, ringards, hors circuit, hors réseau. L’idée même de mémoire éditoriale ne vaut guère plus qu’un boulet à traîner, une honte, un poids mort qui n’est plus rentable. Le pilon a remplacé les archives. C’est cette idéologie-là qui peu à peu tend à gagner les rédactions, les comités de lecture, les services de vente, les conseils d’administration et certaines librairies. Et c’est cette logique-là qui veut qu’un éditeur qui a assuré la publication de nombreuses œuvres complètes, qui a suscité des études majeures sur des artistes contemporains, qui a abrité une collection poétique bilingue, source incomparable de connaissance, qui s’est chargée de rassembler pour la première fois tant d’œuvres complètes, voie son travail nié au bout de quarante ans. Certes une maison d’édition est une entreprise qui doit obéir à une logique économique que peuvent contredire certains risques artistiques. Après tout on a vu ainsi disparaître de grands studios hollywoodiens. Mais la production cinématographique n’a jamais caché son aspiration au gain.
Qu’une initiative privée puisse être considérée comme une part inaliénable du patrimoine, au simple vu d’un catalogue, voilà qui devrait aller de soi. L’Etat ne rachète-t-il pas parfois une maison d’artiste pour en faire un lieu de mémoire ? Pourquoi ne le ferait-il pas d’une édition qui ne s’est pas contentée d’abriter, mais qui a suscité, stimulé et accompagné des écrivains ? Car quel auteur peut oublier qu’un coup de téléphone et une lettre ont changé sa vie ? Il y a, comme certaines rencontres personnelles, des éditeurs qui donnent l’idée du destin. Non pas en faisant « accoucher » d’un livre, non pas en transformant un inconnu en « écrivain », non pas en amenant un auteur à « rencontrer son public », non pas en « flairant ce qu’attend le lecteur », non pas en « trouvant le succès » — cela laissons-le aux agents de communication et de marketing, désormais capables de faire élire un président de la République—, mais simplement en sachant reconnaître une voix à son originalité et à sa détermination et en lui permettant de se faire entendre. De qui a une oreille. Et la Différence savait jouer ce rôle-là, qui, on l’apprend, dans notre nouvelle société de « gagnants », peut coûter la vie à un éditeur et à ses collaborateurs.
René de Ceccatty
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