(Du correspondant du Petit Journal.) Front français, juillet. Le Téton, le Casque et toute la chaîne de ce front de Champagne prennent, cet après-midi quelque chose pour leurs crêtes. Les Boches ne se faisant décidément pas à nos coups de main et sortant d’en écoper un, tapent comme des sourds. C’est à croire qu’ils veulent, sous leur mitraille, river les ouvertures d’où, enveloppées de feu et de fumée, surgissent nos sections. Mais, à proximité de là, une autre musique se joue. Au Casque, au Téton – au Casque qui n’a plus de crinière, et au Téton qui n’a plus de forme, car les obus ont grillé le bois de l’un et trituré la ligne de l’autre – au Casque et au Téton est le vrai concert qui s’exécute ; ici ce ne sont que des mesures pour rien : on répète. Parfaitement, on figure une attaque. Ainsi, quand le rideau se lèvera franchira-t-il plus facilement la rampe – pardon ! le parapet. Que supposiez-vous donc qu’était la guerre ? En étiez-vous encore à penser que des hommes, tous bien en rang, baïonnette au fusil, attendaient dans leurs tranchées le signal de s’élancer en chœur et des cris dans la bouche sur l’ennemi ? La guerre, si loin de là, la victoire ne se conquiert plus, elle se forge, nous n’avons plus de champ de bataille, mais des usines de mort. Le « montage » d’un assaut Donc, nous sommes dans cette plaine, et, tandis que lorsque nos yeux se portent à gauche, nous voyons des geysers de fumée sourdre de la colline champenoise ; là, à trente mètres, nous assistons au « montage » d’un assaut. Où sont les guerres où il suffisait d’avoir son enthousiasme à la pointe de sa baïonnette ? Une bataille, aujourd’hui, est comme une montre, si on veut qu’elle marche il faut que chaque pièce soit bien taillée et à sa place. Et ces pièces-là ce sont les hommes. Quand une compagnie désormais part à l’assaut, chacun sait ce qu’il doit faire, non seulement il le sait vaguement, mais il doit le savoir par cœur ; les fusiliers mitrailleurs partiront d’un pas réglé, soutiendront leur arme de belle façon et ne se livreront à aucune fantaisie ; les grenadiers suivront leur marche et leurs mouvements seront cadencés, ils ne jetteront pas leurs bombes comme un enfant jette un caillou sans aucune discipline, ils les prendront d’une manière apprise, et tendront le bras à tant de degrés et projetteront la mort mathématiquement, au commandement du chef de section : « à 15 mètres, à 25 mètres, à 40 mètres » leur crie-t-il. À force de répétition, ils ont ces mesures dans le geste ; les tromblons, c’est-à-dire, les grenadiers à fusil, partiront à leur tour, ils ne dépasseront pas les précédents ; un assaut n’est plus une course, c’est un système ; ils avanceront dans une certaine ligne d’où ils ne s’écarteront pas, car les mitrailleuses les flanquent. Puis se démasquera l’homme de feu, l’homme qui porte sur son dos un petit réservoir comme s’il allait sulfater les vignes, mais en fait de sulfate, c’est une flamme dévorante qu’il cache et ses vignes à lui sont les gueules des Boches. Ne criez pas, c’est nous qui avons reçu les premiers du feu dans les yeux et ce n’est pas cesser d’être humains que de cesser d’être poires. Quelques hommes avec une baïonnette seront également de l’équipe, ils sauront piquer et dépiquer une panse avec méthode ; on leur a appris ça comme aux jeunes filles à broder. Ce groupe terrifiant, appuyé de petites bêtes pouilleuses de tranchées, tels ce canon de 37 et d’autres, progressera au milieu d’une cage de feu dont l’artillerie par derrière se chargera d’élever les barreaux. Tous à vos pièces Mitrailleurs, grenadiers, tromblons, piqueurs, sulfateurs, où sont nos petits pioupious à baïonnette ? Nos petits pioupious à baïonnette sont sur la Marne, sur l’Yser, sur Verdun, dans l’Histoire. Aujourd’hui, tous à vos pièces, représentez-vous soldats de France : voilà le mitrailleur qui s’est habitué à faire des poids, car son instrument pèse plus qu’une paille ; voilà le grenadier qui ressemble à la Semeuse de nos pièces de vingt sous quand il prend le fruit de mort dans son tablier et au discobole quand il allonge esthétiquement le bras pour le lancer ; voilà le tromblon qui, avec son fusil à tumeur, a l’air de ces quêteurs de cavalcade qui, du sol, sollicitent les sous aux balcons ; voilà le piqueur qui découd les Germains ; voilà le sulfateur qui les sulfate en rouge, et le crapouilloteur qui les amoche. Et voilà l’enfer. Car tout ce que je vous ai dit là ne vous a rien fait entendre. Et l’enfer c’est par l’oreille aussi qu’il vous apparaît. D’ailleurs, si vous aviez été dans cette plaine avec moi, en vue du Téton et en vue du Casque – le Téton et le Casque, ah ! les bons boxeurs ! Qu’est-ce qu’ils encaissent ! – si vous aviez été avec moi sur le rowail vous n’auriez rien vu. Rien, sinon de la fumée et quelle fumée ! Il paraît qu’il ne fallait pas de fumée au début de la guerre sur les champs de bataille ! Si le théoricien de cette atmosphère libre revenait, ce qu’il éternuerait ! Mais ce que vous auriez entendu ! Et ce qu’il faut, pour vous épater, c’est entendre. L’infanterie n’est plus une infanterie, c’est une artillerie sur jambes. L’artillerie, l’autre, celle qui est sur roues, « encage », la nouvelle, celle qui est sur jambes, déblaie ; elle précède le combattant mieux que son nez. L’infanterie française est maîtresse de son barrage. Quand une section se déclanche, elle fait cent fois plus de bruit que jadis une compagnie. Cela siffle, éclate, tonne. À vingt pas derrière, cette fureur me tassait le cœur. On n’avait pas l’impression d’une attaque, mais d’un cataclysme. La puissance de destruction dépassait tout héroïsme concevable. Pas un être ne pourrait tenir, même se présenter devant. À quoi bon ? C’était comme un ouragan qui déracinerait les chênes et emporterait les maisons. Des couleurs s’élèvent Au milieu de cette fumée géante, de ce vacarme infernal, s’élevaient des couleurs. C’était un 14 juillet sur le Pont-Neuf. Parmi le tromblon qui striait l’air, le fusil mitrailleur qui bégayait en vitesse, la grenade qui, ayant copié son éclatement, jouait à l’obus, des danses serpentines se pavanaient, elles se pavanaient parce qu’il y a grenades et grenades et que puisqu’il y en avait une à main, une autre à fusil, il pouvait bien s’en trouver une troisième à chimie. Très belles couleurs ! Le beau bouquet ! Ah ! Boches ! sacrés veinards, vous allez mourir maintenant en lumière ! Un coup de clairon est lancé. La répétition se termine. Le Casque et le Téton ingurgitent toujours du 120 et du 150. … « La troupe qui est uniquement brave à l’heure actuelle est une troupe qui meurt glorieusement, c’est tout. » Qui prononce cette phrase derrière moi, alors que j’ai encore les yeux et les oreilles dans la fumée et le bruit ? C’est Gouraud. Il passe en vous flanquant son regard dans le corps et il s’en va, sa manche vide.
Le Petit Journal
, 11 juillet 1917. Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:Dans la même collection
Jean Giraudoux Lectures pour une ombre
Edith Wharton Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud Dans les remous de la bataille