Si l'on a défini dogmatiquement la réalité d'une manière définitive, on exclura du réalisme tout ce qui est création d'une réalité nouvelle, et l’on prétendra définir ou prescrire des critères de réalité ou de moralité valables une fois pour toutes.
5 janvier1976, Paris, Hôtel du Grand Pavillon
Conférence sur l'esthétique comme fondement de l'éducation,
par Roger Garaudy
la lutte de classe, où il se définit par opposition au passé, le socialisme est le régime capable de faire de chaque homme un homme, c'est-à-dire un créateur, à tous les niveaux : de l'économie, de la politique, de la culture. Donner à l'artiste cette conscience c'est l'aider à jouer son rôle quiest d'éveiller les hommes à la conscience de leur qualité d'homme, c'est-à-dire de créateur.
Y a-t-il, dans cette exaltation du rôle de la subjectivité, un abandon des positions du matérialisme historique ? — En aucune façon. Il s'agit de dénoncer une prétention pseudo-scientifique : la prétention dogmatique de s'installer dans le devenir historique, de détenir des faits conçus comme des blocs de matière imputrescibles et immuables, d'être aussi l’architecte qui connaît d'avance le plan d'ensemble, comme Dieu le Père et sa Providence dans le Discours sur l'histoire universelle de Bossuet, et enfin de posséder un formulaire des lois d'agencement de ces matériaux. Cette critique de l'histoire ne débouche pas sur des ruines : il ne s'agit pas d'abandonner l'espoir d'une histoire scientifique, mais de constater seulement que celle qui se prétend telle ne l'est pas toujours. L'histoire scientifique n'est pas l'apologétique et la vie des saints, ni une "philosophie de l'histoire" hantée par le fantôme de l'Esprit absolu de Hegel simplement débaptisé. Elle est d'abord une histoire humaine. Elle est une réflexion sur l'homme et le temps. Elle ne commence pas par un doute sceptique, simplement destructeur et menant au désespoir, mais par un doute méthodique, celui qui, comme son nom l'indique, conduit quelque part : à une certitude plus assurée que celle de la crédulité. Le temps prend avec l'homme un rythme nouveau et une signification nouvelle. Si le temps de la nature se mesure par le mouvement ou les transformations de la matière, le temps de l'homme (en tant qu'il n'est plus seulement, comme les autres espèces animales, un être qui s'adapte à la nature, mais un être qui la transforme, et, en la transformant, se transforme lui-même) se mesure par des décisions et des créations. Ces décisions et ces créations ne sont pas arbitraires:
elles sont conditionnées par les décisions et les créations antérieures. Mais l'homme n'est pas seulement un chaînon, nécessaire et nul, entre le passé et le futur. Le présent c'est le temps de la décision, le moment où l'homme prend sa responsabilité par rapport à l'événement, avec la conscience que son acte ne résulte pas seulement d'un passé dont il serait le fruit inéluctable, mais qu'il inaugure aussi un nouveau commencement, qu'il crée de nouveaux possibles et de nouvelles chances, qu'il n'est tissu causal si fort qu'il ne soit possible de commencer à le ronger en attendant de le déchirer. L'histoire véritablement scientifique est celle qui tient compte de la spécificité de son objet, qui ne prétend pas s'identifier à celui de la physique, de la biologie ou de l’astronomie, et qui est l'histoire des hommes en tant qu'ils sont responsables de l'avenir. Une vie d'homme est réellementhistorique (et non biologique) lorsqu'elle est faite de libres décisions. Cette conception de l'histoire est aussi une conception de la vie. Le marxisme, en inaugurant, avec le matérialisme historique, un nouvel âge de l'histoire, a mis à la disposition de l'homme des moyens nouveaux pour construire son propre avenir. Parce que sa conception matérialiste de l'homme et du monde est fondée sur la pratique créatrice de l'homme, il est une méthodologie de l'initiative historique. Cette conception du monde est, en même temps, un moment de l a libération de l'homme. Lorsqu'elle se dogmatise et se fige, sous prétexte d'histoire scientifique, en un schéma de développement en cinq stades de valeur universelle et immuable, non seulement l'on revient à une « philosophie de l'histoire », dont Marx avait montré la vanité, mais on forge un nouveau destin, une nouvelle fatalité, avec tous les fanatismes dans la conduite qu'engendre le dogmatisme de la pensée. Le temps de l'histoire n'est pas cette carcasse vide dans laquelle les événements et les hommes doivent coûte que coûte se loger. Si un grand nombre de nos actions ne nous appartiennent pas ou ne nous appartiennent plus, par une dialectique de « l'aliénation » et du « fétichisme » dont Marx nous a donné les clés, et dont nous sommes loin d'avoir épuisé l'analyse, comment une existence personnelle peut-elle avoir une signification réelle ? L'homme est-il simplement fonctionnaire de la structure et de la conjoncture ? Ce problème se pose au romancier qui est, comme l'écrit Elsa Triolet dans le Grand jamais, « l a fatalité de ses héros ». Dans quelle mesure peut-on prédire l'avenir d'un homme comme d'un héros de roman? Le temps romanesque, celui qui est fait des initiatives de l'homme plus que de ses pesanteurs, n'est-il pas plus près de l a vérité humaine, de la vérité historique, que le temps des horloges et des calendriers dans lequel on essaye d'ensacher les « faits » en oubliant précisément qu'ils sont des faits historiques, c'est-à-dire humains : « faits » au sens de construits, de créés, et non de données inertes. Le problème de l'homme et du temps nous renvoie ainsi à celui de l'art et du réalisme. Le roman est-il de l'histoire, ou l'histoire est-elle du roman? Ce n'est pas une boutade, mais un choix par rapport au temps. Le roman n'est pas un maillon dans la chaîne du temps. Comme le mythe il est en avant du temps, ce qui définit, pour un marxiste, la création : le travail spécifiquement humain c'est le travail précédé de la conscience de son but, précédé d'un projet, qui devient sa loi. L'oeuvre d'art est cette image globale du monde et de lui-même que l'homme ne peut conquérir que lorsqu'il prend une décision et s'affirme comme créateur. Un mythe, c'est un modèle d'action correspondant à une vision globale du monde et de sa signification. La science en réduit l'arbitraire. Elle n'en détruit jamais la racine, car lracine c'est l'homme lui - même en tant que créateur. Créateur de projets, de décisions et d'actes. Créateur de mythes. Créateur de sa propre histoire. Créateur de son art et de son avenir. C’est la définition même de l'homme, ce qui le distingue des autres animaux et des autres choses, dont il fait partie. L a réalité spécifiquement humaine, c'est cette projection ou ce projet, cette transcendance, comme dirait un théologien. L'art, par son caractère prospectif, exprime ce qu'il y a d'essentiel dans l'humanité. L'oeuvre d'art, c'est la réalité humaine en train de se faire. Un réalisme est donc insuffisant s'il ne reconnaît comme réel que ce que les sens peuvent percevoir et ce que la raison peut déjà expliquer. Le véritable réalisme n'est pas celui qui dit le destin de l'homme mais celui qui est le plus attentif à ses choix. Car la réalité proprement humaine c'est aussi tout ce que nous ne sommes pas encore, tout ce que nous projetons d'être, par le mythe, le choix, l'espoir, la décision, le combat. Il y a le temps des choses, qui se mesure avec de l'espace et absorbe l'homme comme l'un de ses éléments, et il y a le temps de l'homme, celui de l'invention de soi, qui se mesure par des décisions responsables. La trame de notre vie est faite de ce double temps, son drame et sa beauté c'est d'avoir pour enjeu la victoire du temps de l'homme. Roger Garaudy. Marxisme du 20e siècle. Chapitre Le marxisme et l’art
La Palatine, 1966 - Pages179 à 215 Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest Libellés : Arts, Roger Garaudy