Ensuite on a cherché un ordre dans le désordre, ou on a continué de désordonner notre lecture. On a repéré les chapitres, qui sont au nombre de cinq. On aurait souhaité dans un premier temps qu’ils portent un titre, qu’ils constituent un repère verbal, une indication ou un cheminement, qu’ils cadrent un mouvement, un élan, une narration, voire une fiction. On a compté les citations dans chacun des épisodes, pour voir s’il y avait recherche d’un équilibre numérique, ou loi plus ou moins cachée du nombre, ou contrainte dissimulée. Cela n’a pas donné grand-chose (37, 69, 46, 73, puis 73, soit presque 300 extraits). On a fini par reconsidérer le conseil de l’éditeur. On a recommencé le livre, par le début cette fois, chapitre après chapitre. On a cherché une direction aux regroupements successifs. Celle-ci n’est pas chronologique ni axiologique, plutôt thématique, mais avec des thèmes dans les thèmes, comme ces poupées qui renferment des poupées qui recèlent des poupées qui protègent des poupées. Et cela a donné, sur notre petit carnet intime, chapitre 1 : un questionnement métaphysique, existentiel (mais ces adjectifs sont prétentieux, lourds, malaisés, bien trop chargés d’autorité et d’Histoire), chapitre 2 : la question de la guerre, de la destruction, la Shoah (et on retrouve cette montée aux extrêmes qui, au vingtième siècle, néantise l’homme, et toutes ses prétentions humaines, ou humanitaires), chapitre 3 : peut-on encore écrire, créer, peindre, représenter après Auschwitz ?, chapitre 4 : le silence comme forme, ou le principe de nudité intégrale, chapitre 5 : l’humour malgré tout, et la place du lecteur.
Et on s’est surpris à recopier d’abord certains extraits, à vouloir recopier finalement tous ces extraits, à convertir cette publication en carnet intime. Alors on s’est dit que le titre de l’ouvrage — Autoportrait en lecteur — constituait, aussi, un miroir dont la réflexion épouse une forme de compagnonnage mise en abyme : chaque lecteur du livre rejoint le lecteur à l’origine du livre, à savoir Marcel Cohen. Ce dernier a recueilli et organisé des énoncés, les a disposés selon un ordre signifiant ; il a brisé une continuité pour constituer une nouvelle architecture fragmentée. Il a créé un livre aérien et ajouré, constitué, aussi, de vides et de silences, de coupures et de manques, un livre qui pourrait s’appeler, d’une certaine manière, La Disparition. L’écrivain Marcel Cohen s’est évanoui, et c’est son double, le lecteur qu’il ne cesse d’être tout en écrivant, qui apparaît en creux. Cet autoportrait ne figure ni un nom, ni une personnalité, ni une destinée, ni une biographie, ni une découpe représentative : c’est une silhouette à la Giacometti qui se réduit à cette essentielle fragilité qui nous constitue et nous institue. Un regard, une perception, une attention, une voix. Et de même qu’il existe des blasons du corps féminin, se profile ici un blason du corps littéraire, fait de la matière la plus volatile, la plus subtile, la plus infime qui soit : la voix d’un sujet qui s’est retiré, la voix d’un corps qui s’est décharné, « une voix parlant sans vie » (Maurice Blanchot), et cependant un timbre qui persiste à dire la vie des signes. Un murmure ajusté qui, citant (du latin citare « citer en justice, proclamer ») des contemporains, des frères, des ancêtres actuels, arrache une vérité au néant, au morcellement, à la dissémination : un infini au fini, ce qui ne peut être dit sinon par la désignation d’un silence creusant le verbe.
Anne Malaprade
Marcel Cohen, Autoportrait en lecteur, Éric Pesty Éditeur, 2017, 150 p. 17€