Le marxisme et l'art. 10/ Sur le réalisme et la notion de décadence. Par Roger Garaudy

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit


Notre conception marxiste du réalisme n'a pas à prendre la suite de ce qu'il y avait de plus conservateur et de plus borné dans la critique bourgeoise, mais à recueillir l'héritage de toutes les grandes périodes créatrices de l'humanité et à leur donner un prolongement audacieusement créateur. Ceci est d'autant plus important qu'une conception dogmatique du matérialisme historique et dialectique a encore aggravé les conséquences de cette conception métaphysique de la pire critique bourgeoise ; celle qui tenait pour éternels et immuables les postulats de l'esthétique de la Renaissance. Prenons simplement trois exemples d'erreurs commises en esthétique et découlant d'une déformation mécaniste du matérialisme historique.
- 1°/ L’usage du concept global de décadence dans la critique marxiste. Marx se moquait déjà de cette « manie prétentieuse des Français » du XVIIIesiècle qui, en vertu de leur matérialisme mécaniste, raisonnaient ainsi : nous sommes supérieurs aux Grecs anciens par notre technique et notre économie, notre art est donc supérieur au leur! Et la Henriade de Voltaire dépasse l'Iliade d'Homère! Ce raisonnement fait bon marché de l'autonomie relative des superstructures et conduit à penser qu'un régime économique et social décadent ne peut engendrer que des oeuvres décadentes. Or cela n'est même pas vrai en philosophie : même la période de décomposition impérialiste a v u naître des oeuvres importantes, et dans lesquelles nous avons à apprendre ; notre marxisme même s'appauvrirait si nous pensions, par exemple, comme si Husserl, Heidegger, Freud, Bachelard ou Lévi-Strauss n'avaient pas existé. Mais cela est plus vrai encore en art : la période de décadence du capitalisme et de décomposition de l'impérialisme a vu fleurir l'impressionisme, Cézanne et Van Gogh, le cubisme, les fauves, et, en littérature, des oeuvres immenses, de Kafka à Claudel. - 2°/ Cet usage du concept de décadence n'est qu'un cas particulier d'une erreur plus générale : celle qui consiste à ne voir dans l'art qu'une superstructure idéologique, et un simple reflet d'une réalité entièrement constituée en dehors de lui. La conception mécaniste du reflet n'est pas moins meurtrière pour les arts que pour les sciences. Que l'art fasse partie des superstructures et, comme tel, soit lié à des intérêts de classe, nul marxiste n'en doute. Mais réduire l'oeuvre d'art à ses « ingrédients » idéologiques, c'est non seulement perdre de vue sa spécificité, mais aussi ne pas tenir compte de son autonomie relative et du développement inégal de la société et de l'art. Marx soulignait qu'il est aisé d'expliquer les liens historiques entre les tragédies de Sophocle et le régime social dans lequel elles sont nées, mais qu'il reste ensuite à nous expliquer pourquoi aujourd'hui encore, dans un régime absolument différent, elles nous procurent un plaisir esthétique et nous apparaissent même comme des modèles indépassables. - 3°/ Une troisième erreur consiste à expliquer cette persistance de la valeur de l'oeuvre d'art par delà les régimes de classes par le seul fait que l'art est une forme de connaissance. Sans aucun doute, comme l'ont montré par exemple Marx pour Balzac ou Lénine pour Tolstoï, les grandes oeuvres ont une valeur de connaissance. Mais réduire l'art à cet aspect c'est, une fois encore, méconnaître l a spécificité de l'art. Il ne suffit pas de redire, après Hegel, que l'art est une forme spécifique de connaissance, car il n'est pas vrai que l'art nous enseigne par image ce que la philosophie ou l'histoire nous enseignent par concepts. Je ne puis « traduire » Don Quichotte ou Hamlet, ou aucun poème, ou aucun tableau, ou aucun morceau de musique, en concepts. Car le propre de l'oeuvre d'art c'est précisément d'être inépuisable à la fois par son objet et par son langage. Par son objet, qui est l'homme comme être actif, créateur. Lorsque, comme nous l'avons dit, une nature morte de Cézanne nous donne le sentiment d'un équilibre prêt à se rompre et que ce monde, réduit à une table, une assiette et trois pommes, ne semble retenu au bord de la catastrophe que par l'acte majeur de l'homme, de la composition de l'artiste, nous avons là l'expression plastique de cette vérité que le réel n'est pas seulement un donné, mais une tâche à accomplir. L'oeuvre est un éveil de responsabilité, un rappel de ce qu'est l'homme : un créateur, un responsable. Cela est vrai d'Antigone comme de Faust. Le langage de l'art est étroitement lié à son objet. Il est nécessairement, comme lui, inépuisable.Il est créateur de mythes, c'est-à-dire d'un « modèle » de l'homme en train de se dépasser, et au-delà du concept, qui exprime ce qui est déjà fait, il est poésie ou symbole, c'est-à-dire rencontre inattendue de termes qui ne nous donne pas une réalité déjà faite, mais nous indique, nous fait « viser » une réalité en train de se faire. L'art est donc connaissance, mais connaissance spécifique par son objet et par son langage ; connaissance par l'homme de son pouvoir créateur et dans le langage inépuisable du mythe. Cette conception de la réalité que vise l'oeuvre d'art implique un réalisme susceptible de développements et de renouvellements sans fin, comme cette réalité elle-même, un réalisme qui n'est pas seulement reflet de cette réalité mais participation à l a création d'une réalité nouvelle. Pour un marxiste, l'histoire de l'art n'est pas l'histoire de la conscience de soi comme le croyait Hegel, mais l'histoire de la création de soi. Reconnaître ce caractère spécifique de la création artistique nous conduit à des conclusions analogues à celles que nous avons formulées pour les sciences.
Roger Garaudy. Marxisme du 20e siècle. Suite du chapitre V  A SUIVRE Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest Libellés : Arts, Roger Garaudy