Peter Sagan intouchable...
Longwy (Meurthe-et-Moselle), envoyé spécial.Parfois, c’est l’ombre qui tient la lumière. Et puisqu’il y a dans tout récit une exigence secrète de macération aux passages séculiers du Tour, fidèles que nous sommes aux lenteurs du sol, nous collectionnons les mots comme des paroles ressuscitées. Il était un peu plus de 17 heures, ce lundi 3 juillet, quand l’avant-garde du peloton pénétra dans Longwy après une longue redescente depuis la Belgique via le Luxembourg. L’entrée en France. Mais pas n’importe où. Là où la mélancolie ouvrière continue de s’épaissir. Là où la part du cœur ne se réduit jamais, puisque les emballeurs solitaires d’un passé de plomb cherchent encore à exister dans les tréfonds de nos mémoires. Longwy: sur les traces des hommes de fer, honorés un jour d’étape par d’autres Géants, ceux de la route, venus s’échouer dans un final haletant dans la côté des Religieuses, tout à côté de la rue de la République et de l’avenue Raymond-Poincaré, dont les bicoques ouvrières, alignées, sont restées toutes identiques aux grandes heures industrielles de la ville. Les voilà juste mornes et décrépies. Souvent vides.
Et ces spectres qui s’en viennent susurrer à l’oreille du chronicoeur – «n’oublie pas, n’oublie rien, pour eux» – à l’instant même où les casse-cous mangeaient l’asphalte et les 6% de moyenne conduisant à la ligne d’arrivée. De ce côté-ci du temps, le spectacle des pulsions enlacées propres aux puncheurs, l’acier rouge jaillissant de leurs jambes en feu. Nous nous attendions à un combat de chefs. Ce ne fut qu’un cavalier seul du Slovaque Peter Sagan (Bora), tellement fort dans cet exercice qu’il triompha… après avoir déchaussé à quelques encablures du but. Hallucinante aisance.
De l’autre côté du temps – «n’oublie pas, n’oublie rien, pour eux» –, l’ivresse du regard attristée sur les entrailles d’une région en perdition prolongée. Jusqu’au début des années quatre-vingt, Longwy fut l’un des plus importants bassins industriels de France. Ici, tout le bassin était intimement associé au savoir-faire sidérurgique que le monde nous enviait. S’y concentrait l’essentiel de la production nationale de fonte et d’acier. Hommes et femmes étaient de chair solidaire, fiers du métier, ardant au labeur. La cité, modeste en taille et ensuquée par les fumées des hauts fourneaux, s’organisait autour des blocs d’usines, charriant matins et soirs des milliers de salariés. La plupart des maisons d’ouvriers, sorties de terre durant les Trente Glorieuses, arborèrent durablement les vestiges des décorations d’origine, des frises en bois ornant les perrons, peintes de toutes les couleurs. A l’intérieur, des tables en formica, où l’on posait bien à plat les mains d’or dont l’épaisseur et les paumes calleuses attestaient l’origine sociale. La vie se résumait à l’usine, pour le boulot. Et au vélo, pour les loisirs. L’Union cycliste du Bassin de Longwy disposait en effet d’une bonne réputation. C’était une autre époque. Celle des sentiments identificatoires, quand les Français prenaient corps par l’intermédiaire des exploits pédalant de leurs semblables, ces hommes du peuple en « ouvriers du Tour », durs à la tâche, les «forçats de la route». Le Tour et son peuple ouvrier – imitant l’alchimie du cabinet de Jules Michelet – donnaient une épaisseur charnelle à l’idée de la France d’alors… Jusqu’au tournant de la rigueur. Et la grande casse du 29 mars 1984, jour maudit où le gouvernement socialiste décida de revoir son «plan acier» et annonça la suppression de 21.000 emplois dans la sidérurgie… «Qui n’a pas la Lorraine dans son cœur?»,avait dit Mitterrand en refermant le couvercle. Une honte, digne des grandes dynasties de maîtres des forges – Wendel, Schneider –, devenues les archétypes des puissants, symboles des deux cents familles les plus riches. Avant que, ironie du capitalisme, le géant Arcelor ne soit bientôt mangé par un prédateur plus rapace encore, l’Indien Mittal. Hier, en salle de presse, le chronicoeur s’étonnait qu’aucun suiveur ne s’empare de cet étai de sanglots. Il pensait aux sidérurgistes qui, rituellement, glissaient leurs mains devenues insensibles dans les eaux glacées de La Chiers, la rivière qui traverse les faubourgs de la ville. C’est donc ça, la Lorraine affaissée. C’est ça, une ville qui perd ses enfants (22000 habitants dans les années 1960, 14000 de nos jours). Des fantômes des classes du bas. Il pensait aussi au président Macron, qui confond les «gens qui ne sont rien» avec les «gens de peu». Atrophie verbale des oublieux. Même dans les yeux de Peter Sagan, il n’y avait rien à voir, sinon la sidération de l’exploit sportif. Longwy était déjà derrière. Rien qu’un souvenir de podium. Une ligne au palmarès. Beaucoup de Longoviciens, pourtant, auraient voulu profiter du Tour, dire et dire sans se lasser, ne rien omettre, ne pas passer la serpillère. Ne pas se trahir. Et travailler encore. Sans plus jamais sentir battre son cœur au rythme des fourneaux activés par la fournaise. [ARTICLE publié dans l’Humanité du 4 juillet 2017.]