Bien moins tragique que la comédie écrite par William Shakespeare en 1594, ces songes d’une nuit d’été revisités racontent en cinq actes la démarche naturaliste aboutissant à une belle rencontre estivale le lièvre brun sur les hauteurs du Val-de-Travers.
Acte I – Choisir son théâtre
Les longues soirées d’été sont propices à l’observation animalière. Pour espérer être aux premières loges, le photographe naturaliste doit soigneusement choisir son théâtre et le rejoindre bien avant l’entrée en scène des acteurs à plumes ou à poils. Ce soir là, je me suis rendu dans une salle boisé situé sur une crête du Val-de-Travers. Le décor y est particulièrement intéressant avec une alternance de hautes herbes et de bosquets touffus bordant un champ verdoyant fauché il y a peu. Les chevreuils y sont habituellement bien présents, et il n’est pas rare d’y croiser un renard ou un lièvre au loin. Quelques traces de sangliers permettent d’espérer croiser une bête rousse aux derniers confins du jours. Il paraîtrait même que l’élégante silhouette du lynx ait été aperçue dans ce secteur, sans doute pour une représentation très spéciale…
Acte II – Trouver la meilleure place
Une fois arrivé dans le grand théâtre vert, il s’agit de trouver la meilleure place avant le début de la pièce. Dans la nature, il n’est pas possible de consulter le programme pour savoir où et quand les acteurs monteront sur scène. Il est même difficile de deviner qui foulera les planches, et la surprise est chaque soir au rendez-vous lorsque retentissent les trois coups. Cela ne signifie cependant pas que tout est improvisé. Pour espérer assister à un spectacle de qualité, le naturaliste doit savoir bien choisir sa place dans une enceinte où une tenue correcte est exigée. La place doit être suffisamment discrète pour voir sans être vu et la tenue de camouflage est évidemment incontournable pour assister à un défilé de Haute-Nature. Enfin avant de s’installer confortablement sur son siège d’herbes et de branches, il est judicieux de se renseigner sur les humeurs du Dieu Éole. Si le vent souffle dans votre dos, la scène restera probablement déserte alors que si au contraire il flatte votre visage, vous aurez toutes les chances d’assister à une belle représentation sauvage.
Acte III – Entrée en scène de l’acteur aux longues oreilles
Après avoir passé un long moment à savourer la douceur de la soirée en écoutant le chant des oiseaux, un discret mouvement attire mon regard sur la droite de la scène. Sorti des coulisses boisées, un magnifique lièvre brun s’est discrètement faufilé au cœur de la clairière. N’étant pas installé au bon endroit pour profiter pleinement du spectacle, j’entreprends un périlleux déplacement en rampant dans les hautes herbes pour rejoindre un strapontin situé deux rangées plus loin. Trop occupé à mâcher du foin, le bouquin ne s’est fort heureusement aperçu de rien.
Acte IV – Jeu de patience
Somnolant au milieu du champ, le lièvre est resté impassible durant près d’une heure. Si nous n’étions pas dans un théâtre de boulevard, on aurait pu croire à une mise en scène de Jean-Luc Godard… Dans un demi-sommeil, le lagomorphe s’est contenté de quelques clignements de paupières pour s’assurer qu’il n’y avait point de danger dans la clairière. A la recherche d’un petit rat d’opéra à croquer, un matou noir et blanc traverse la scène comme chat sur braise. Notre acteur d’un soir ne lui accordera pas le moindre regard. Il n’en a pas été de même pour le renard roux. A la recherche de son quart d’heure de gloire, le fieffé coquin a transitoirement volé la vedette au grand lapin, juste le temps pour moi de claquer quelques clichés vulpins.
Pour se soustraire au regard patibulaire du chasseur solitaire, le lièvre brun s’est provisoirement changé en pierre. Ce n’est qu’une fois la scène dégagé qu’il s’est enfin remis à bouger. Transformé en dromalièvre par des étirements dont lui seul a le secret, le lièvre s’est ensuite adonné à une longue séance de toilettage de la moustache. Une fois les coquetteries achevées, notre ami s’est enfin mis en mouvement à la recherche d’un repas gourmand.
Acte V – Un beau final
Sautillant de gauche à droite, le lièvre s’avance vers le devant de la scène et fonce droit sur le premier rang. Vingt mètres, quinze, dix, neuf, huit… Il ne s’arrêtera qu’à cinq petits mètres de moi pour brouter une dent-de-lion qui traînait par là. Mes pulsations augmentant, j’espère que le trépied atténuera les légers tremblements liés à l’émotion du moment. Les cliquetis du boitier intriguent le capucin qui relève régulièrement la tête pour scruter les gradins. Cela ne l’empêchera pas d’approcher encore plus. Il est désormais trop près pour être photographié en entier, ce qui m’incite à tenter un portrait croisé.
Ému par la beauté de l’instant, je délaisse le viseur pour simplement contempler ce bel animal assis à portée de bras. Quel bonheur que de pouvoir détailler son pelage coloré et ses grands yeux orangés, ses fines moustaches effilées et ses longues pattes musclées. Le bouquin semble savourer l’instant et prend tout son temps avant de sautiller en direction du bois. Il restera encore quelques minutes en bordure de scène avant de se retirer dans les coulisses forestières.
Une fois l’instant de grâce passé, il s’agit de rester discret encore quelques instants, au cas où le lapin aux longues oreilles s’enorgueillirait d’un ultime rappel. Plein de modestie, le lièvre ne reviendra pas ce soir. Après un dernier coup d’œil à la recherche d’un éventuel retardataire qui se serait égaré sur scène, il est temps pour moi de me prendre congé pour regagner mon foyer. Les beaux souvenirs accumulés durant cette belle soirée m’offriront sans doute de jolis songes d’une nuit d’été.
Val-de-Travers, le 2 juillet 2017