Ce roman de Richard Millet se passe en Limousin, à Uxeilles, une ville de 11 000 habitants, dépourvue du rang de sous-préfecture, contrairement à Ussel, sa voisine, son double triomphant, bien que le nom d'Uxeilles, qui signifie presque la même chose, sonne plus beau comme l'or royal ou celui des crépuscules...
La narratrice y fait le récit d'un revenant, d'un natif, qui a quitté jadis la ville pour les cieux toulousains, où il s'est fait connaître en tant que journaliste spécialisé dans la politique étrangère sous le pseudonyme un peu toc de Saint-Roch: ce qui faisait un peu salon de coiffure, mais qui lui permettait de respirer autrement.
Uxeilles est une ville de Province à trois étages: chez nous, il y a, principalement, les gens d'en haut et ceux d'en bas, entre lesquels hésitent ceux de la ville médiane. Une ville où s'opposent deux clans: ceux qui craignent que les étrangers ne prennent trop d'importance, et ceux qui redoutent surtout les conséquences du réchauffement climatique.
Louis Saint-Roch baptisera les deux camps, qui ne se confondent pas avec conservateurs et progressistes, de noms qui leur resteront, bien après que tout sera fini: ce seront les Lépantistes, parce qu'ils font profession de s'opposer aux musulmans en révérant la victoire de la chrétienté sur les Ottomans, et les Océaniques, ouverts aux influences atlantiques.
Pourquoi Pierre Mambre est-il revenu? Pour se marier? (A bientôt soixante ans, on ne se marie pas, en province) Pour une femme? Pour écrire? Pour s'occuper de son père? Les langues vont bon train. Une rumeur se propage, à la suite d'une de ses plaisanteries, ou d'un de ses propos provocateurs dont il va se montrer coutumier:
Je suis revenu à Uxeilles pour baiser le plus de femmes possible.
Quoi qu'il en soit, nous sommes en province: impossible de se cacher, chez nous, sauf au plus profond de soi, où ce que l'on dissimule est encore trop visible: tout passe par la place publique et finit dans le murmure. C'est-à-dire qu'on y raconte tout et n'importe quoi, mêlant le vrai et le faux sur ce vieux cerf bramant au fond des bois.
Car le héros du livre n'est pas seulement le revenant bien membré, attiré par de jeunes personnes, mais la province dont la narratrice désabusée dit d'emblée qu'elle est une dent particulièrement dure du temps: Car nous avons le temps, ici, comme on dit; et j'ajouterai que nous avons le temps pour nous, où cette dent nous cloue à nous-mêmes.
Cette anonyme, auquel Richard Millet prête sa plume, partage avec quelques-uns, y compris l'auteur, le goût d'une langue dont le respect de la syntaxe et du mot juste est un acte de foi qui dépasse nos maigres existences, et elle en fait la démonstration au lecteur ravi quand elle parle en ces termes d'elle-même et des siens:
Nous sommes des provinciaux qui avons fini par aimer la province pour elle-même, et non seulement la nôtre, en particulier, mais aussi le fait provincial, un peu comme on finit par s'habituer à l'idée de mourir et par désirer l'idée de la mort parce qu'elle est universelle et apaisante, comme la province, l'amour, la littérature, la maladie.
Francis Richard
Province, Richard Millet, 336 pages, Éditions Léo Scheer
Précédents billets sur des livres de Richard Millet:
La souffrance littéraire de Richard Millet (21 septembre 2012)
Trois légendes (21 novembre 2013)
L'Être-Boeuf (3 décembre 2013)
Une artiste du sexe (30 décembre 2013)
Le corps politique de Gérard Depardieu (25 novembre 2014)
Solitude du témoin (3 mai 2015)