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L’enseignement des lettres et des Arts et les défis de l’économie contemporaine.

Publié le 28 juin 2017 par Naceur Ben Cheikh
C’est au cours d’une rencontre, organisée par le Ministère de l’Enseignement Supérieur, en juillet 2008  et qui a réuni un grand nombre de professeurs tunisiens avec quelques responsables et enseignants de l’Université de l’État de Géorgie d’Amérique, que j’ai eu l’occasion d’écouter des collègues américains nous présenter, leur système d’enseignement. Pendant que l’assistance pressait ces derniers de questions se rapportant à l’objet même de cette rencontre, centrée sur les techniques d’évaluation, les moyens d’accès à la qualité et l’accréditation des institutions, j’ai été, pour ma part, fortement intéressé aussi bien par le contenu des communications que par la manière à travers laquelle elles étaient présentées.
Certains collègues, faisant preuve d’un sens critique déclarée, se souciaient, à l’occasion, du  danger d’ingérence des donateurs privés, dans les programmes de recherche et de formation,  pour un système dont la dotation étatique ne représentait que moins de quarante pour cent de la totalité de son budget. J’avais observé, quant à moi, qu’aucun des exposés, faits par nos collègues américains, ne mentionnait l’enseignement des disciplines qui relèvent du champ des sciences humaines et sociales. Mon ignorance du système américain s’était révélée, en fin de compte, égale à celle dont les conférenciers hôtes faisait preuve à l’égard du nôtre ; puisqu’ils n’avaient pu répondre à une question que j’avais posée et qui se rapportait à la manière dont ils évaluaient l’enseignement des disciplines littéraires et artistiques et la cause en était qu’ils n’avaient pas compris l’objet même de ma question.
Le lendemain, en écoutant l’une des professeurs nous décrire, dans le détail, les différentes phases de la conduite d’un projet de recherche, dans le cadre de ce qu’ils appellent  l’Enseignement par le service, j’avais remarqué que la dernière phase du projet décrit, consistait à «  envoyer au Département d’Anglais, les résultats de la recherche, afin qu’au sein de cette structure, l’on procède à leur transformation en programme d’information, destiné à la diffusion auprès du public cible. »
C’était cela, en partie, la réponse à la question se rapportant à l’évaluation des enseignements des disciplines, en rapport avec l’apprentissage des langues et que nous avons l’habitude de classer du côté des études littéraires et sociales et à laquelle les conférenciers de la première journée n’avaient pu répondre.
J’en avais conclu qu’apparemment très différent du nôtre, leur système n’ignorait pas, pour autant, l’importance des disciplines en rapport aux sciences humaines, mais qu’il n’opérait pas, quant à lui, de séparation trop marquée, entre les différents champs du savoir.

Tisser des liens nouveaux entre les champs scientifiques et techniques  et les champs à connotation culturelle et symbolique.

D’autres, intéressés par la critique du système américain, pourraient se référer à Marcuse et trouver à redire sur cette intégration totale de la culture dans l’économie et la technique, en soulignant le caractère unidimensionnel de cette vision du monde propre à l’Amérique. Quant à moi, la possibilité de tisser de liens nouveaux entre les champs scientifiques, et techniques d’un côté et les champs à connotation culturelle et symbolique, de l’autre, était plus importante, à mes yeux que l’évaluation « philosophique » du système d’enseignement d’une Grande Puissance.
L’observation de cette intégration fonctionnelle et normale de l’enseignement de l’Anglais, dans un processus d’Enseignement par le service, dispensé par une sorte d’Ecole d’Ingénieurs, ne manque pas d’attirer l’attention sur les limites de notre propre système.
Il s’agit, d’abord, de remarquer l’ancrage, dans l’esprit de nos élites, de certaines idées reçues dont celles qui leur font croire que l’inadéquation entre les formations à connotation culturelle, littéraires et artistiques et le marché de l’emploi pourrait se résoudre, par la simple adjonction, à leurs programmes propres d’enseignement, d’autres, à caractère technique, jugés porteurs d’un taux d’employabilité plus élevé.
Un exemple nous est donné par l’une de nos facultés des lettres, qui, pour répondre à l’impératif d’employabilité supposée s’est dotée d’une nouvelle formation en Publicité Graphique et Audiovisuelle, enseignement dans lequel l’établissement n’avait aucune tradition. Sommée de s’ouvrir sur les besoins de l’économie, l’institution s’est adjoint, aux côtés de ses profils de formation propres, laissés intactes, un nouveau profil dont les horizons pratiques, constituent une fausse réponse à la nécessité de réforme profonde, dont les programmes de formation en lettres et sciences humaines ont pratiquement besoin.
L’évocation des conditions qui ont permis l’adoption de ce projet en dit long sur l’absence de coordination, non seulement entre les institutions, mais également entre les différentes instances  qui prennent en charge la réforme de l’enseignement supérieur, au niveau des structures de supervision, de planification et de contrôle.
Le projet en question a été, d’abord présenté à la commission nationale sectorielle LMD, concernée par les domaines des arts et du design et y a été refusé, parce que les membres de cette commission, tous enseignants et spécialistes de ce domaine, avaient estimé que tel qu’il était présenté, il dénotait, de la part de ses auteurs, d’une méconnaissance totale de ce champ d’activité. Ce n’est que plus d’une année plus tard, que l’on s’était rendu compte que le projet refusé, de licence en publicité graphique et audiovisuelle, a été, en fait, recyclé par ses promoteurs, en projet PAQ et retenu par des évaluateurs indépendants, dans l’anonymat le plus total.
Le fait que le projet ait été sélectionné, par des experts, hautement qualifiés et indépendants est, peut-être dû à son caractère «  accrocheur » ; puisqu’il désignait une « conversion  annoncée, à l’économique », d’une institution spécialisée dans « l’enseignement des humanités.» Cela peut paraître courageux et même émouvant, mais ne peut empêcher de conclure que le recours, à pareille solution, relève, en fait, de l’art de l’esquive.
L’observateur objectif de la réalité de nos Facultés des lettres, ne peut que constater l’inadéquation de certains de leurs profils de formation, non pas avec le marché de l’emploi mais plutôt avec les besoins réels de l’économie, qui s’expriment en termes de fonction et de participation effective à l’activité économique et sociale, dans le cadre des défis connus de tous.
La question qui pourrait se poser au départ d’une réflexion possible sur une réforme éventuelle de l’enseignement des lettres et des sciences sociales, n’est pas celle qui consisterait à rechercher les moyens et les formes de conversion des activités dites intellectuelles que recouvrent les champs particuliers de ces disciplines, en activités pratiques, plus facilement intégrables dans l’activité « purement » économique.
Cette orientation, déjà prise, se laisse deviner comme étant à l’origine de la création de nouvelles institutions consacrées à des profils de formation, dans des métiers, en rapport avec le patrimoine et la culture. Des spécialisations dont la maîtrise réelle implique l’adoption d’une éthique d’artisan et nécessite un cadre de formation spécifique, difficile à recréer en milieu universitaire. D’autant plus qu’il ne s’agit pas, dans ce cas, de créer des emplois dont les profiles de formations correspondent à ceux dispensés par d’autres institutions, mieux outillées et plus qualifiées pour répondre, en la matière, aux besoins de l’économie et de la société d’une manière générale.
Comme, pour l’Enseignement Supérieur dans son ensemble, la réforme de l’enseignement des disciplines de langues, de littératures et de sciences sociales ne peut se passer d’une redéfinition nécessaire de ses objectifs, qui nécessite pour ce faire, une réévaluation méthodique du rapport entre le contenu, le mode de fonctionnement de l’enseignement de ces disciplines et les réalités nouvelles.

Le malaxage du texte entrain de se faire devient invisible lorsqu’il s’opère sur un écran d’ordinateur, mais le jeu de modelage qu’est l’activité d’écriture devient plus riche et économiquement, plus performant.

Et à ce sujet, peut-on, aujourd’hui, (et seulement à titre d’exemple) ne pas tenir compte du fait que l’activité d’écriture est marquée, elle aussi, de l’impact des nouvelles technologies. Si pour le secrétariat d’une administration, l’usage de la machine à écrire n’a été qu’une transposition d’outil d’écriture et celui du clavier de l’ordinateur qu’une économie de « corrector » et de papier carbone, il en est tout autrement quand il s’agit de l’activité d’un écrivain, pour lequel la langue n’est pas seulement le véhicule de sa pensée, mais peut devenir le matériau même de celle-ci. Le retour sur l’ouvrage, plusieurs fois repris, dont témoignent les poètes, quand ils rendent compte de la poïétique de leurs œuvres, fait partie intégrante de cette activité de modelage de la langue dont les ratures, que portent les manuscrits d’auteurs, sont la trace. Ce malaxage du texte entrain de se faire devient invisible lorsqu’il s’opère sur un écran d’ordinateur, mais le jeu de modelage qu’est l’activité d’écriture devient plus riche et économiquement, plus performant.
Mais, les nouvelles technologies informatiques ne se limitent pas, comme on le sait, à l’emploi d’un logiciel de traitement de texte et désignent également un nouveau rapport à la recherche, dans lequel les nouveaux moyens de transfert, de copie, de collage et de consultation en ligne de banques de données, transforment la production de recherche en activité de citation d’un savoir qui ne peut plus couler de source et être d’origine.
Si cette réalité nouvelle semble perçue comme négative par les enseignants responsables de l’encadrement des recherches en masters et en doctorats, elle ne provoque de la part de certains, parmi eux qu’une réaction de « contrôleurs » qui les oblige, à recourir, à leur tour, aux nouvelles technologies, en faisant subir aux textes de leurs étudiants des tests « antiplagiat » assurés par des logiciels qui seraient spécialement conçus pour cette tâche.
Au-delà de l’aspect légitime que l’on pourrait trouver à cette volonté des encadreurs, d’empêcher leurs étudiants de recourir au plagiat, il y a lieu, aussi, de rappeler, après Abdelfattah Kilito[1] que, déjà, « l’intrusion » de l’imprimerie dans la production du texte, avait introduit un changement de qualité. En supprimant la fonction de copiste, elle avait, en effet, provoqué une division à l’intérieur d’un même acte qui consistait à lire un texte en l’écrivant. Mais il y a lieu, aussi, d’observer que la reproduction « magique » d’un texte, transféré par téléchargement, crée une situation inédite, radicalement nouvelle, qui pourrait induire dans un nouveau mode de comportement, ou même de penser, qu’il serait légitime, aujourd’hui, de qualifier de dangereux, pour la préservation de l’humaine condition.

 L’époque, ce n’est pas seulement les nouvelles technologies, mais également, des besoins nouveaux, liés à une économie nouvelle

C’est dire aussi que l’écriture, tout comme la peinture, n’est pas, seulement, « cosa mentale » et qu’elle a toujours eu, en tant qu’art, une dimension matérielle évidente. Et l’on peut donc observer, que cette implication de « l’outil informatique » dans la production littéraire la plus traditionnelle, est de nature à nous rappeler que l’ère des nouvelles technologies ne concerne pas seulement les métiers en rapport avec la communication et qu’il n’est pas nécessaire de passer par la publicité pour établir un lien entre l’enseignement des lettres et les techniques nouvelles de l’époque.
 L’époque, ce n’est pas seulement les nouvelles technologies, mais également, des besoins nouveaux, liés à une économie nouvelle, à laquelle il faut s’adapter et pourquoi ne pas participer à son enrichissement par la création d’activités nouvelles. Et cette tâche ne revient pas, seulement, aux ingénieurs, aux économistes, aux gestionnaires, aux hommes d’affaires et entrepreneurs de toutes sortes.
Comme on peut le constater, l’utilisation, au quotidien, des langues, (Arabe, Français et Anglais,  pour nous limiter à celles dont l’usage est le plus répandu chez nous), par les moyens d’information, fait subir, à celles-ci, des transformations, imposées par leurs nouvelles fonctions dans l’économie de la communication. Mais, là où nos facultés des lettres, durant les quarante dernières années, s’étaient trouvées, par la force des choses, face à ces réalités nouvelles qui auraient pu les inciter à redéfinir leurs rôles, le système s’était contenté de « s’adapter », en créant des structures autonomes d’apprentissage des langues, en tenant compte de leurs nouvelles fonctions, de « langues vivantes ». Laissant, par la même, dans un monde actuel que l’on dit dominé par l’image, le rôle de ces facultés, limité à la reproduction d’un moule de penser, dont la fonction identitaire symbolique, l’emportait, désormais, sur les fonctions « vitales » des langues vivantes dont celles de l’Arabe de communication et de presse. Renforçant ainsi l’inadéquation des profils de leurs diplômés, avec les besoins réels de l’économie.
L’enseignement des langues, limité aux Facultés des Lettres ainsi qu’à d’autres institutions, spécialisées dans l’apprentissage des  langues vivantes, peut être l’objet d’autres observations.
La première, se rapporte à l’acceptation de ce partage, entre institutions différentes, de l’enseignement de l’Arabe, du Français, de l’Anglais et d’autres langues actuelles ; partage qui laisse sous entendre, par exemple, que l’Arabe, enseigné dans les Facultés des Lettres n’est qualifiable qu’à partir d’un raisonnement tautologique où l’on dira que c’est de «l’Arabe arabe», dit  « classique » que l’on avoue, au moins, différent de  « l’Arabe vivant ». Ce qualificatif « classique »  est transcrit, phonétiquement comme tel en langue arabe,  n’ayant pas d’équivalent dans le champ particulier de « l’expression arabe ». Ce qui ne manque pas de laisser transparaître que nous serions, encore, entrain de réagir à une approche, réputée coloniale, qui se proposait, à une certaine époque, de léguer au musée l’Arabe, en tant que « support d’identité nationale » et de le remplacer par ses déclinaisons vernaculaires.
 Il va de soi, pour nous, aujourd’hui, que le problème ne se posant plus en terme de résistance nationaliste, il n’y aurait plus de raison d’opposer « l’Arabe classique ou moderne » au « dialectal » et de se priver de leur enrichissement l’un par l’autre, dans une logique de créativité dont nos artistes, hommes de théâtre et cinéastes, usent de la plus heureuse des façons.
Mais si le souci de réalisme et de communication de masse ainsi que la logique de rentabilité économique avaient imposé l’usage du dialectal au niveau du cinéma, faisant du parler égyptien la langue vernaculaire, la plus répandue, en dehors de son pays d’origine, il semble que l’usage du dialectal, n’aie pas été aussi évident, pour les versions arabes de productions étrangères audiovisuelles, à caractère artistique, tel que les dessins animés, les filmes de fiction, et les feuilletons de télévision. Des considérations de marché, semblent être à l’origine du recours, au niveau du dessin animé, à l’Arabe littéraire, supposée langue commune à tous les arabes, oubliant que cela n’est vrai que pour ceux qui ont été scolarisés. Mais étant donné l’inscription du dessin animé, en tant que genre artistique, dans le cadre de la production culturelle et éducative, destiné aux enfants d’âge scolaire, l’usage de l’Arabe littéraire, dans ce cas, peut donner des raisons de croire et d’espérer, à ceux qui souhaitent voir, un jour, tous les arabes, « dépasser » l’usage des dialectes qui les « divisent » et revenir à l’utilisation par tous, de la même langue, supposée antérieure et ayant un effet « unificateur ». On peut apprécier le caractère utopique de cette approche de la question, tout en précisant que la recherche d’un moyen de communication commun, ne devrait pas se faire, aux dépens de l’expression enrichissante des différences. Car, en matière d’expression artistique et littéraire, dont les dialogues, au cinéma, font partie, il est très difficile de traduire ce que se disent les personnages, supposés vraisemblables, d’un feuilleton mexicain, dans une langue arabe classique des plus communes. A moins de considérer qu’il s’agit, dans ce cas d’espèce, de sous titrage sonore et non pas de versions arabes de ces feuilletons. Des expériences, plus récentes d’adaptation de feuilletons étrangers, sont, apparemment, plus instructives quant aux possibilités d’amélioration de la qualité de ces versions. L’usage du dialecte libanais, semble plus vrai, dans la traduction de certains feuilletons turques, traitant du mode de vie plutôt mondain, d’une jeunesse aisée, et à laquelle certains de nos jeunes se sont aisément identifiés. L’usage de l’Arabe libanais n’a pas été un obstacle à son appréciation par les jeunes maghrébins. Bien au contraire ! Dun autre côté, l’usage de l’Arabe littéraire dans l’adaptation d’un feuilleton historique coréen, semble lui aussi, réussi. Cela pourrait s’expliquer par une meilleure maîtrise de leur jeu, par les « doubleurs » arabes, mais pourrait renvoyer, en même temps   à un facteur de nature encore plus esthétique. Il s’agirait de l’adéquation de l’usage de l’Arabe littéraire avec la dimension artistique d’une œuvre, dont le caractère historique et « visuellement » extrême oriental, situe son appréciation par le public arabe, au-delà d’un quelconque besoin d’identification.
De toutes manières, la question mérite d’être débattue, dans le cadre d’une approche de recherche, se rapportant à l’utilisation de la langue arabe comme langue d’expression, dans des champs artistiques nouveaux, par rapport a ceux que recouvrent les genres littéraires traditionnels. Et dans ce cadre particulier des besoins de la production culturelle contemporaine, le rapport entre « classique » et « vernaculaire » devrait être revu, à travers une démarche qui aurait pour objectif essentiel de doter l’expression arabe d’aujourd’hui des moyens endogènes de son évolution nécessaire.
En attendant, l’on ne peut, à ce sujet, que regretter ce divorce de fait entre les secteurs culturels, en rapport direct avec l’économie, que sont le Cinéma, la production audio-visuelle et le Théâtre, d’un côté, et l’enseignement et l’étude de l’Arabe dans les Facultés des Lettres, de l’autre.

la maîtrise de l’Arabe ou du Français, par un doctorant, constitue un des atouts majeurs de sa réussite dans sa recherche.

La seconde observation consiste à rappeler une réalité, connue de tous et qui a trait au manque flagrant de maîtrise des langues vivantes les plus fréquemment utilisées, en Tunisie, dans les recherches en mastère et doctorat. L’évocation de la question n’est pas, ici, faite dans le cadre de ce constat habituel d’un phénomène connu et quasi généralisé, de par le monde, et qui se rapporte au peu d’intérêt qu’éprouvent les jeunes générations à l’usage traditionnellement correcte  des langues ; en particulier, ceux, parmi eux, qui ont grandi dans la manipulation quotidienne des outils informatiques  de  communication.
Tel qu’il se pose dans ce cadre spécifique de la recherche, la langue n’est pas un « moyen de communication » dont on peut économiser les signes en les « ré-encodant », selon les besoins d’un groupe particulier, mais constitue un lieu et un outil de réflexion dont la logique qui le structure interfère directement dans son utilisation dans toute recherche. D’autres mieux outillés que moi, pour aborder cette question, sauront en dire plus et certainement l’expliquer, mais pour ma part, pour avoir encadré durant des années, des recherches en Mastère et en Doctorat, dans les disciplines proches des Sciences et Théories des Arts et du Design, j’ai pu constater que la maîtrise de l’Arabe ou du Français, par un doctorant, constitue un des atouts majeurs de sa réussite dans sa recherche.
Il ne s’agit pas, non plus, de la connaissance que l’on dit nécessaire, de sa langue d’origine, pour l’étude de la pensée d’un philosophe ou bien d’un théoricien de l’art, ou même d’un artiste ; ni de l’apprentissage, obligé, d’une langue telle que l’Anglais, pour accéder à des données bibliographiques, supposées plus actuelles.
Pour des domaines de recherche touchant aux sciences humaines tels que l’Esthétique, la Théorie des Arts de l’Espace et du Temps, les mots ont autant d’importance que les choses. Pour relater et faire voir la réalité, réputée ineffable, du produit de l’acte créateur, il est nécessaire d’opérer un travail de transformation sur les mots. Et comme le signale le précepte bouddhiste, dont j’ai déjà évoqué le rapport avec ma pratique picturale, « les mots, à eux seuls ne peuvent rien dire. Les choses à elles seules, ne peuvent rien dire non plus. Il faut couvrir les choses avec les mots et procéder au ponçage de ces derniers, afin que l’on puisse voir les choses à travers les mots rendus transparents ».
Il s’agit, comme on peut le constater, de couvrir, pour « dé-couvrir » ensuite. Car la réalité ne nous est accessible que médiatisée par la langue, qui est de nature opaque et qu’il faut rendre transparente par l’activité d’interprétation qui mène à la  découverte,  à laquelle aspire toute activité de  recherche.
Dans ce cas, ce n’est pas seulement la réalité examinée qui est l’objet d’interprétation par le chercheur, mais également la langue elle-même dont on se sert, comme lieu et matière d’expression. L’on peut alors deviner qu’une recherche de qualité qui assure l’originalité de son produit nécessite un niveau élevé de maîtrise de la langue ; car tout le travail sera effectué dans la nuance, s’agissant d’une pensée complexe qui ne peut négliger le moindre détail, dans les plis duquel « le diable pourrait se cacher ».
En prenant en considération, l’importance que l’on pourrait accorder à la maîtrise de l’Arabe ou bien du Français dans l’effectuation d’une recherche universitaire et quel que soit le champ dans lequel celle-ci pourrait s’inscrire, il pourrait s’avérer nécessaire, dans le contexte d’une démarche qualité, de procéder à la programmation de l’enseignement de ces langues de recherche, comme matières transversales, aux côtés de l’Anglais et de l’Informatique. Ce qui ne va pas sans l’obligation, pour ceux qui vont avoir la charge de ces enseignements, de moduler le contenu de leurs cours, en fonction du champ de savoir et de recherche dans lequel ces cours vont s’inscrire.
L’on pourrait, par la même, dépasser, ainsi, dans et par la pratique, les faux problèmes, sur fond de « crise identitaire » qui nous ont conduits à confiner l’usage de l’Arabe dans les limites d’une conception métaphysique, d’une  Authenticité  pérenne, dont la fonction est de servir d’antidote à une Ouverture,  estimée nécessaire, mais vécue sur un fond de culpabilité, qui nous fait « rentrer dans l’histoire à reculons ».

Ce rapport métaphysique idolâtre, à la langue du Coran….

Cette attitude « réactionnelle » de préservation de  notre  langue-support d’identité  peut être à l’origine d’erreurs qui peuvent affecter, qualitativement, la recherche scientifique, effectuée dans le champ des sciences humaines, dont l’histoire et la sociologie de l’art.[2]
Ce rapport métaphysique idolâtre, à la langue du Coran, se retrouve, en fait, à l’origine de tous les formalismes que l’on peut observer à l’œuvre, chaque fois que des chercheurs font usage de l’Arabe, non par nécessité méthodologique, dictée par la nature même du corpus, objet de leur recherche, mais pour des raisons  psychologiques et idéologiques  que l’on dit « de principe».
Les occasions les plus remarquables que les intellectuels arabes, ont eues, pour faire usage « de principe » de leur langue, durant les cinquante dernières années, se situent au moment où certains pays d’Orient, sous l’emprise des idéologies de l’ « Arabisme », avaient décidé d’« arabiser » le vocabulaire propre aux différents savoirs actuels, élaboré, à l’origine, dans  les champs d’expression, des langues des nations, dites technologiquement, avancées.
Dans la plupart des cas, cette activité de traduction, n’était pas motivée par une meilleure connaissance du contenu réel de ce vocabulaire, auquel on avait accès directement dans ses langues d’origine, mais par le besoin de principe de nous prouver à nous-mêmes et de démontrer,  à l’Autre, que notre  Langue nationale  est capable de  contenir le savoir technique et scientifique de notre temps. C’est une question de principe ! Comme pour les discours des chefs d’Etat, quand ils se déplacent à l’étranger. Et si, dans ces cas, très particuliers, de dialogue entre partenaires politiques, l’emploi, de principe, de sa langue est symbole de souveraineté et relève de l’affirmation de sa différence, il en va tout autrement de la volonté d’arabisation de principe du savoir contemporain.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’on avait souvent désigné cette activité de « traduction » sous le vocable peu technique d’ « arabisation ». Cela avait commencé par des lexiques et glossaires des termes techniques désignant des outils, des instruments, des machines et des activités de manipulation ayant rapport avec la mécanique et le champ des sciences et techniques contemporaines, en général. Les mots, renvoyant, seulement, à la réalité univoque d’objets dont le sens se limite à leur fonction et à des activités dont les moyens sont en adéquation absolue avec leurs fins, ne peuvent prétendre à aucune dimension interprétative de cette réalité de nature instrumentale. La réalité métaphysique de cette « technique », s’accommode bien de mots coquilles vides, parce que délestés de leur densité d’expression, considérés, dans ces cas, comme simple enveloppe qui ne fait que mouler l’objet dans des vocables qui n’ont d’arabe que le son. Le vocabulaire technique, étant expression d’absolu, peut se laisser mouler dans toutes les langues, indifféremment.
Reste à signaler que les techniques de moulage linguistiques propres à chaque langue, tout en pouvant devenir l’objet de consultations entre experts, académiciens, n’interfèrent pas, pour autant, sur le sens inamovible d’un objet instrument.
Tout cela pour dire que si cette  arabisation  du vocabulaire technique n’avait pas eu d’incidence déformante, sur la vision que les usagers de la langue arabe auraient du monde de la technique, c’est parce que ce monde constitue, en lui-même, l’expression la plus achevée de l’Absolu qui peut se passer de toute expression de langage humain, relative par essence, et que cette expression, incarnée par la technique, est, en dernière analyse, d’essence divine. Nietzsche n’avait-il pas écrit que « ce que l’on donnait autrefois à l’Église, on le donne aujourd’hui, avec bien plus de parcimonie, à la Science.[3]
Cette arabisation du savoir actuel n’avait pas eu d’incidences négatives, tant que cela se limitait aux lexiques et glossaires des termes techniques. Ce ne sera plus le cas, le jour où l’appétit idéologique de la volonté d’arabisation s’était attaqué à un champ de savoir humain, particulièrement chargé d’activité  symbolisante, à caractère visionnaire et même existentiel. Il s’agit de l’histoire de l’Art occidental, avec ses Noms propres d’Artistes et d’Écoles, ainsi que ses moyens techniques d’expression, toutes en rapport avec les différentes visions du monde qui marquent de leurs ruptures, l’évolution particulière de la Philosophie du Sujet.

Arabiser au lieu de traduire, une induction en erreur programmée.

J’avais à peine trente ans, lorsque j’avais entamé la rédaction d’un mémoire de « maîtrise de spécialisation » sous la direction du Professeur Jullian dont le bureau était situé à la salle des plâtres de l’Institut d’Art et d’Archéologie de la Rue Michelet, à Paris. Le sujet était consacré à « la critique d’Art d’expression arabe et l’Art contemporain » et la recherche, au départ, devait m’obliger à rassembler un corpus significatif, suffisamment représentatif de la production en la matière, de l’ensemble du Monde arabe. J’avais donc pensé m’adresser à l’Unesco, pour m’aider à organiser une rencontre entre plasticiens et critiques d’art arabes qui m’aurait fait l’économie d’un périple coûteux et d’organisation difficile. J’avais pu obtenir une entrevue avec le Président de l’AIAP [4] dont le bureau était situé dans les bâtiments de l’Organisation Internationale de la Place de Fontenoy. Quelques temps après, j’ai été informé, par écrit que ma proposition a été acceptée et je rentrais en Tunisie, pour participer à la « Première rencontre des plasticiens et critiques d’art arabes », organisée par l’Unesco, au Centre Culturel International de Hammamet, dirigé, à l’époque, par Tahar Guiga. J’y devais faire la connaissance, particulièrement, des algériens Mohamed Khadda et Béchir Yelles ainsi que des marocains Férid Belkahia, Mohamed M’lihi et Abdallah Stouky.
Le programme prévoyant une séance de discussions après chaque communication, un débat avait suivi l’exposé d’étudiant que j’avais fait autour de la notion de « Peinture de chevalet » et à ma grande surprise l’un des participants d’un pays du Golfe m’avait interpelé en me disant qu’il ne voyait pas l’intérêt à soulever pareil débat, d’autant plus que lui-même, pour peindre « n’utilisait pas du tout de chevalet ». Cela, il l’avait dit en Arabe, tout comme moi qui avais utilisé, dans mon exposé, la traduction donnée par un professeur syrien, Afif Bahnassi, qui, interprétant à la lettre le sens des mots, avait transformé « Peinture de chevalet » en « peinture adossée à un support » ; traduction qui figurait dans un glossaire des expressions propres au champ des Arts Plastiques et de l’histoire de l’Art qu’il venait d’éditer, dans le cadre d’une campagne d’arabisation, menée par la Syrie. Le glossaire en question contenait, également, des traductions de noms d’Ecoles de peinture qui faisaient subir à ces « Noms propres de tendances artistiques particulières, la même réduction qui transformait l’Impressionnisme en « peinture d’impressions » الإنطباعية, le Fauvisme en « peinture à la manière des fauves »   الوحشية et le Cubisme en « Cubisation » التكعيب. L’on peut comprendre la gravité des contresens que peuvent introduire ces traductions d’appellations qui renvoient, en réalité, à des significations, historiquement conjoncturelles, adoptées en Noms Propres ou bien en signe de ralliement pour un groupe d’artistes et non pas à une quelconque recette de peinture. Ceux, parmi les usagers de la langue arabe qui n’auraient pas accès à la possibilité de comprendre, dans leur contexte culturel d’origine, les significations particulières de ces appellations, risquent fort de n’avoir de choix que celui qui consiste à subir cette induction en erreur programmée, au nom d’une arabisation, forcée, de la culture de l’Autre, réalisée à des fins purement idéologiques.
Je voudrais faire remarquer, pour clore cette évocation de l’activité de traduction, en langue arabe, du savoir contemporain que, paradoxalement, les Anciens qui n’avaient pu s’empêcher d’arabiser et même d’islamiser la pensée grecque, en procédant à sa traduction active, (interprétation), n’avaient pas, comme les Modernes, l’intention, hautement déclarée, d’ « arabiser » cette pensée. Le fait que l’élite de l’époque n’avait pas de rapport d’identification subjective à une langue de civilisation et de pouvoir qu’était l’Arabe, pour ses membres non arabes et parfois non musulmans, n’est peut-être pas étranger à cette distanciation qui avait prémuni ces derniers de la tentation idéologique de transformer leur activité de  traduction, en arabisation. 
Cette réflexion, nécessairement approximative, parce que individuelle, ne peut être qu’une tentative de recherche d’indices, sur la base desquels, pourraient s’effectuer un véritable travail d’investigation, destiné à actualiser  l’horizon des contenus et des méthodes d’enseignement des disciplines, en rapport avec les langues, les lettres, les arts et les sciences sociales. Et ce, en vue de donner à nos étudiants, les profils adéquats qui les rendraient producteurs et participants actifs à une économie moderne dont on dit qu’une bonne partie est, aujourd’hui, constituée par l’industrie culturelle.
 L’enseignement des lettres et des Arts et les défis de l’économie contemporaine.
[1] Abdelfattah Kilito : Le cheval de Nietzsche, récits, (page 16). Editions Le Fennec, Casablanca 2007. Maroc
[2] Ce qui m’amène à évoquer, ici, les cas de plusieurs recherches, en Sciences de l’Art dont j’ai fait partie de leurs jurys de soutenance et dans lesquelles les doctorants, traitant de sujets en rapport à l’histoire de l’art occidental, le font dans un style arabe archaïsant. Le recours à ces effets de rhétorique, de forme et de vocabulaire empruntés à un mode de penser et de sentir pour le moins étranger à l’esprit de recherche scientifique qui, en principe doit être celui de la recherche universitaire, fait qu’on l’on peut considérer cela comme un moyen de se draper du manteau de l’authenticité, pour faire passer  pour scientifiquement « légitime », le contenu d’un discours qui ne fait que reconduire, en les transposant, des idées générales sur l’histoire de l’art occidental. La juxtaposition de « l’authenticité » de l’expression à la superficialité du contenu, signifie qu’il s’agit, en fait, d’une « panacée contradictoire » à partir de laquelle le chercheur formalise son rapport à la langue arabe, tout en se privant de passer les notions et concepts importés du champ de pensée occidental, au crible de la critique, par le recours à la nécessaire distanciation.
[3] Nietzsche : Considérations inactuelles T.1.page 212. Traduction Henri Albert, Mercure de France, Paris. 1907 tionstions
[4] Association Internationale des Artistes Plasticiens

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