Thibault Isabel
Pierre-Joseph Proudhon
Éditions Autrement
180 p., 18,50 €
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Proudhon :
des pistes pour le présent
Alain Santacreu
Pierre-Joseph Proudhon, l’anarchie sans le désordre de Thibault Isabel, paru récemment aux éditions Autrement, est « un formidable livre synthétique, lisible et clair », affirme Michel Onfray dans sa préface. On souscrira volontiers à ce jugement, même si un tel ouvrage doit assumer les inconvénients de ses qualités, la clarté de l’exposition sacrifiant parfois à l’approfondissement de la pensée exposée. L’oeuvre de Proudhon est si foisonnante, prolixe et baroque que l’entreprise de Thibault Isabel était une gageure qu’il est admirable d’avoir su mener à bien.
Le mot anarchie au sens proudhonien apparaît, telle une profession de foi, dans un passage resté célèbre de Qu’est-ce que la propriété ?
« Quelle forme de gouvernement allons-nous préférer ? – Eh ! pouvez-vous le demander ? répond sans doute quelqu’un de mes plus jeunes lecteurs, vous êtes républicain ! – Républicain, oui, mais ce mot ne précise rien. Res publica, c’est la chose publique ; or, quiconque veut la chose publique, sous quelle forme de gouvernement que ce soit, peut se dire républicain. Les rois aussi sont républicains. – Eh bien, vous êtes démocrate ? – Non. – Quoi ? vous seriez monarchiste ? – Non. – Constitutionnel ! – Dieu m’en garde ! – Vous êtes donc aristocrate ? – Point du tout. – Vous voulez un gouvernement mixte ? – Encore moins ! – Qu’êtes-vous donc ? – Je suis anarchiste. »
Pour autant, s’il fut l’initiateur du mot, on ne peut considérer Proudhon comme le père de l’anarchisme car, contrairement aux autres grands penseurs de ce mouvement, comme Bakounine, Kropotkine ou Malatesta, sa vision de la transformation sociale n’a pas été insurrectionnelle mais rationnelle, consistant en la mise en oeuvre généralisée et progressive de l’autogestion des producteurs par eux-mêmes. Cet aspect pacificateur de l’anarchisme proudhonien, cette « anarchie sans le désordre », est ce que Thibault Isabel a choisi de mettre en lumière dans son livre.
En effet, Il y a deux périodes dans la pensée de Proudhon : une première période anarchiste où il soutient la thèse que liberté et pouvoir sont incompatibles ; et une seconde période où il élabore un système politique, le fédéralisme intégral. Ce changement d’orientation est dû à l’apparition de deux modifications théoriques majeures touchant respectivement au statut de l’antinomie et au statut du droit.
L’antinomie est le maître mot de Proudhon, le concept dynamique de la dialectique sur laquelle il va fonder sa philosophie sociale. Thibault Isabel le traduit fort opportunément : « Nous devons adopter un cadre social adapté à l’ambivalence de notre nature et apte à faire œuvrer les antinomies qui nous constituent dans une dynamique créatrice plutôt que destructrice » (138) [1].
L’originalité de la « dialectique de l’équilibre » proudhonienne est la marque même de l’émancipation de sa pensée par rapport à la philosophie allemande et au socialisme marxiste autoritaire. Contrairement à la dialectique de la synthèse hégéliano-marxiste qui repose sur le principe d’identité de la logique classique aristotélicienne, Proudhon considère que toute synthèse du couple antagoniste est négatrice de la liberté. L’auteur du Système des contradictions économiques anticipe, un siècle à l’avance, la rupture épistémologique de la théorie quantique qui s’est produite au début du XXe siècle. Jean Bancal a pu souligner combien « la théorie de la particule et de l’antiparticule constitue en physique moderne une confirmation de la théorie proudhonienne de l’organisation antinomique du monde »[2]. Il faudrait, par conséquent, relire toute l’œuvre proudhonienne à la lumière de cette donnée fondamentale qui montre les affinités électives entre la pensée proudhonienne et la Logique dynamique du contradictoire développée dans la seconde moitié du XXe siècle par le philosophe Stéphane Lupasco.
Le « principe d’antagonisme », mis en avant par Proudhon, ouvre la possibilité d’un état d’équilibre rigoureux entre les deux pôles contradictoires, état d’une autre « nature » qui s’identifierait à la Justice absolue. Pour lui, tous les concepts philosophiques, politiques ou économiques sont ambivalents, seule la Justice s’extrait de cette ambivalence pour réaliser l’équilibre des contraires.
Pour Thibault Isabel cette dialectique retrouve la pensée des pré-socratiques : « C’est en effet sur la base de présupposés quasi héraclitéens que repose la promotion du mutuellisme fédéral, comme dialectique de l’individuel et du collectif ; et toute l’interrogation proudhonienne sur la propriété s’articule autour d’un principe majeur : la contradiction irréductible de l’Un et du Multiple, et la nécessité civilisationnelle d’une conjonction des opposés, en tant que chemin vers l’harmonie. » (108)
Comme l’annonce l’épigraphe du Système des contradictions économiques – « Destruam et aedificabo », Détruire pour reconstruire – le fédéralisme constitue l’aboutissement de la pensée de Proudhon. Plutôt qu’au principe négatif et destructeur de l’anarchie, c’est donc à ce principe positif et constructeur du fédéralisme que s’attache l’analyse de Thibault Isabel. Les pages qu’il consacre aux caractéristiques du contrat fédératif sont particulièrement denses et éclairantes. La conception proudhonienne d’un fédéralisme global prend en considération non seulement la dimension politique mais aussi économique de l’organisation sociale. Elle se fonde sur un type de contrat de réciprocité et de commutativité très différent du contrat social de l’État rousseauiste.
Thibault Isabel structure la première partie de son ouvrage autour de l’antagonisme central de l’autorité et de la liberté. Proudhon a récusé le présupposé selon lequel l’autorité est la condition de l’ordre dans la société. Dans cette logique qui identifie ordre et autorité, tout esprit critique, toute velléité d’indépendance et d’autonomie, c’est-à-dire toute expression de liberté est immédiatement suspectée de menacer l’ordre public. Il s’agit donc de déterminer comment les relations entre les hommes peuvent s’organiser sans l’intervention d’une autorité qui impose une doxa des comportements citoyens. Proudhon voit dans la Justice le principe de l’ordre social. Il dénonce l’idée d’une subordination de la justice à l’autorité. Toute sa philosophie se fonde sur l’affirmation de la souveraineté de la Justice qu’il définit comme l’exigence morale du respect égal et réciproque de la dignité des personnes. La Justice est le principe d’équilibre entre la liberté et l’autorité.
Dans la philosophie proudhonienne les concepts de droit et de morale sont étroitement liés et trouvent aussi leur fondement dans sa théorie de la dialectique. L’équilibre entre le droit et le devoir est une condition du fédéralisme intégral. En effet, comment concevoir un système de la liberté, si l’idéal moral de l’individu se réduit à se conformer à la volonté collective et n’implique aucune liberté d’adhésion personnelle ? Pour Proudhon, la vie en société doit être réglée en sorte qu’elle repose sur la reconnaissance spontanée des droits et devoirs mutuels de chaque individu, cette reconnaissance est précisément le fait de la liberté qui vient équilibrer l’autorité. Cela est parfaitement traduit par Thibault Isabel dans la seconde partie de son ouvrage : « Toute réforme qui s’appuierait sur la contrainte plutôt que sur la volonté serait par définition dirigiste : le progrès social deviendrait le fruit d’une pression extérieure, au lieu de reposer sur une pression morale intérieure des hommes » (151).
Sa pratique « sérielle » de la dialectique permet à Proudhon d’opposer son mutuellisme au communisme et sa théorie idéo-réaliste, qui rejette tout à la fois l'idéalisme et le matérialisme, au matérialisme historique de Karl Marx.
Thibault Isabel rappelle que le totalitarisme soviétique a été engendré par la pensée marxienne même : « La perspective marxiste est nuisible parce qu’elle n’abolit en fait que la dimension du conflit sans laquelle les individus perdraient toute volonté (ou les peuples toute vitalité). Cette dialectique aboutit au culte transitoire de l’État – et, à tout le moins, de manière plus définitive, au partage communautaire obligatoire –, qui est pour Proudhon la négation non intégrative de l’individualité dans l’Être politique ou économique collectif. Une fois un tel État ou une telle communauté de biens établis, la totalité politico-économique refoule l’individualité dans les sphères obscures du devenir social ; celle-ci risque ensuite de rejaillir sous un jour violent et pathologique, en raison même du refoulement frustrant auquel elle aura été conduite. » (127)
Michel Onfray l’avait déclaré sans détour dans sa préface : « Les textes de Marx et d’Engels rassemblés sous le titre Théorie de la violence montrent sans aucune ambiguïté que le socialisme marxiste revendique la violence comme accoucheuse de l’Histoire. Le goulag se trouve donc dans ce corpus qui procède en ligne droite du jacobinisme robespierriste » (11).
L’interprétation de Proudhon par Thibault Isabel, rythmée par de courts chapitres didactiques et progressifs, permet de saisir d’une façon vivante la cohérence de la pensée du philosophe. La grande force de l’ouvrage provient de la mise en perspective constante des principaux aspects de la philosophie proudhonienne avec la réalité politico-économique de notre contexte contemporain. Tel est l’enjeu majeur du livre, ce recours actuel à Proudhon que l’auteur a clairement explicité dès son introduction : « Proudhon a vécu les prémices d’un mouvement modernisateur dont nous voyons les ultimes avatars. Il a connu la naissance des grands États et du grand capital. Toutes ses analyses font écho à notre actualité la plus brûlante ; elles nous aident à élaborer des pistes pour le présent » (19).
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[1] Les chiffres entre parenthèses renvoient à la numérotation des pages de l’ouvrage de Thibault Isabel.
[2] Jean Bancal, Proudhon, pluralisme et autogestion, t. 1, Aubier, 1967, p. 118.