Il signait, dans Le Canard enchaîné, Luc Décygnes. Forcément: ses articles étaient notamment consacrés à la danse. Mais les amateurs d'écritures charnues et sensuelles se souviendront surtout de l'écrivain Pierre Combescot, mort hier à 77 ans, pour quelques romans qui ont laissé des traces. Je n'ai pas tout lu. J'ai adoré tout ce que j'ai lu.
Les Filles du Calvaire (1991)
Baroque. Tel est le mot qui vient naturellement à
l’esprit chaque fois qu’on parle de Pierre Combescot. À dire vrai, il ne donne
guère l’occasion de l’utiliser tant il est discret. En 1973, il avait publié
son premier livre, une biographie de Louis II de Bavière. Deux ans plus
tard, son premier roman, Le Chevalier du
crépuscule, inspiré par Frédéric II de Sicile. Puis il avait fallu
attendre 1986 pour lire Les Funérailles
de la Sardine, roman touffu et… baroque qui plongeait au cœur de l’Italie
en remontant jusqu’au XVIe siècle. Voici enfin Pierre Combescot
de retour avec son nouveau livre, Les
Filles du Calvaire, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne manque pas
de chair.
L’écriture en est un des moteurs les plus
puissants : une grosse cylindrée à la mécanique sans doute un peu curieuse,
peu orthodoxe, puisqu’on y décèle très vite un surprenant mais séduisant
balancement de la phrase, qui ne retombe pas souvent là où on l’attendait. L’essentiel,
quoi qu’il en soit, reste le mot « écriture ». Pierre Combescot a la
sienne, extrêmement personnelle, et elle procure un bonheur de lecture digne
des efforts nécessaires à l’adaptation du début. C’est qu’on n’entre pas dans
un livre de Pierre Combescot comme dans n’importe quel petit roman habilement
torché où la langue se réduit au plus petit commun dénominateur. Non, il y a
ici une exigence inhabituelle qui impose de se mettre en harmonie avec elle, à
son diapason, comme un œil doit s’accommoder en fonction de la distance à
laquelle il se trouve de l’image observée. Si l’on n’y parvient pas, ou si l’effort
paraît trop important, on risque fort de passer complètement à côté de ce livre.
Il y aurait de quoi nourrir quelques remords.
Pierre Combescot désigne de manière transparente, dans
les premières pages, une des sources auxquelles s’abreuve sa plume. Il le fait
en parlant des Poignardeurs, « des
petits gars juteux qui possédaient le sens inné du beau geste, dût-il être
criminel », et de leur langue : « Ils avaient leur jargon ; un parler souple et imagé où
chaque mot recelait un parfum d’aventure. En reprenant à leur compte l’arpion
des indics et des vaches et le bigorne du petit poisseux des fortifs, ils
perpétuaient, sans s’en douter, la tradition de la langue verte. » Une
langue qui coule, qui roule, bruyante et rocailleuse, inventive à tout moment, qui
monte à la tête et enivre au point qu’on s’en parfumerait bien tout le corps
tant elle est charnelle, en particulier quand Combescot la met dans la bouche
de ses personnages. Ou sous leur plume…
Car l’histoire qu’il raconte (une des histoires, du
moins) est aussi affaire d’écrit. Elle se nourrit d’une longue correspondance
entre Madame Maud et la Roubichou, entrées « dans
le jeu terrible de l’écriture » où les mots eux-mêmes entraînent
toujours plus loin, toujours au-delà de ce qu’on pensait confier à l’autre, jusqu’aux
secrets les plus intimes, les plus inavouables, contredits, réécrits sans cesse
afin de brouiller les pistes, mais plus les pistes se superposent
approximativement et plus la vérité apparaît en filigrane…
Elles en auront, des douces cochonneries à se
raconter, ces deux-là qui ont déjà beaucoup vécu, entraînées dans un nouveau
tourbillon de vie et de mort, comme dans une danse qui commence lentement et s’achève
en trépignement féroce.
Les lettres échangées ainsi entre les deux femmes,
qui ont davantage en commun qu’elles le pensent, racontent donc des histoires
du passé. Mais pas n’importe comment. Madame Maud « mettait un malin plaisir à rendre les choses difficiles – sans
doute pour qu’elles fussent irrémédiables ; elle égarait sa victime par
des surprises, des fausses confidences, des dénouements imprévus à une histoire
commencée quelques lettres plus tôt, laissée en quenouille et reprise alors
même que sa correspondante en avait oublié le début ».
Ces avancées et ces reculs, ce lent entortillement,
c’est aussi le rythme auquel nous balade Pierre Combescot, qui est notre Madame
Maud et dont nous sommes la Roubichou. Plusieurs chapitres se terminent par la
phrase-appel : « Et voici comme. »
Et nous voilà relancés !
Pour faire bonne mesure, et pour achever de lier
son lecteur, Pierre Combescot fait mine d’organiser tout cela avec une certaine
logique. Mais attention ! Quand il commence à expliquer : « Puisqu’il nous faut restituer les
événements dans leur chronologie, en respectant l’ordre plus ou moins dans
lequel ils advinrent », il est prudent de se méfier ! C’est un
piège de plus qu’il nous tend en tissant entre les années une toile si serrée
que nous ne pourrons plus nous en dépêtrer. Encore faudrait-il avoir envie d’en
sortir, ce qui est peu probable…
Nous sommes en effet plongés, avec ce roman, dans
un monde étrange, sordide et grandiose à la fois. Grandiose dans le sordide, en
quelque sorte.
L’univers marginal où s’agitent les personnages va
chercher ses racines loin et en des endroits très divers. On nous parle de
juifs d’Afrique du Nord, de Russes blancs, de légionnaires parmi lesquels se
trouve un ancien nazi, d’un homme qui veut être Landru ou rien, d’une naine qui
se précipite au « grand théâtre de la mort », d’une marraine de
guerre, du Chinois, d’une donneuse, de michetons, etc. Cela fourmille, cela
grouille, dans un monde interlope qui pourrait être celui de Modiano mais où
les ombres familières de celui-ci auraient pris une réelle consistance physique
et, du coup, auraient surgi pour la première fois en pleine lumière, étonnants
de vie.
Malgré deux guerres mondiales, malgré de
nombreuses disparitions explicables ou inexpliquées, c’est peut-être l’image du
cirque qui marque le plus profondément le roman. Est-il activité ou
divertissement plus baroque qu’un cirque ? Les trapézistes nient la
pesanteur, au risque de se voir rattrapés par celle-ci, et se trouvent en
permanence sur le fil du rasoir. Les clowns forcent le trait, se griment pour n’être
plus que des porteurs de masques, rient ou pleurent trop fort, afin que l’on
sache bien que tout cela n’est pas vrai, que c’est seulement une caricature de
la vie. Oui, mais… une caricature peut parfois mieux faire comprendre ce qu’est
la vérité !
On croit entendre la musique de ce cirque, il y a
quelque chose de tourbillonnant, des paillettes dans l’air. En même temps, une
fois encore, on n’échappe pas au sordide. La femme-tronc semble avoir un destin
particulièrement tragique. Le soir où, en pleine représentation, alors qu’un
artiste monte, éclairé par un cercle de lumière, vers le sommet du chapiteau, on
découvre un pendu qui a choisi cet endroit apparemment incongru pour mettre fin
à ses jours est un moment particulièrement significatif : c’était la fête,
le spectacle haut en couleur, l’endroit par excellence où on ne pense pas aux
soucis quotidiens, et puis voilà la mort, violemment présente, qui rappelle la
précarité de l’existence.
Cette image-là, forte et brutale, est à la mesure
de tout le roman. Il est excessif, mais d’un excès nécessaire, où rien n’est
jamais gratuit. Tout y concourt, au contraire, à mettre en place une atmosphère
de rage et de délire, qui fait penser parfois à Belle du Seigneur, d’Albert Cohen, avec son souverain mépris pour
les conventions, fussent-elles romanesques ou sociales.
Cette histoire pleine de bruit et de fureur se
découvre dans l’urgence, pressé qu’on est d’en savoir plus, de relier ensemble
des morceaux qui paraissent parfois disparates. On en sort essoufflé d’avoir
tant couru à la poursuite des personnages, mais heureux d’avoir partagé avec
eux cette tranche de monde.
Et, puisque Les Filles du Calvaire ont reçu, cette année-là, le Prix Goncourt, je m'étais ingénié à traquer Pierre Combescot dans la retraite où il s'était isolé (au milieu des taureaux, m'avait-il dit) pour trouver un peu de calme avec la tempête. Ce qui a donné l'entretien suivant.
Cité depuis des semaines comme le grand favori du
Goncourt, Pierre Combescot était bien au rendez-vous du premier tour.
Pierre Combescot est un romancier qui aime
embrasser, dans le même mouvement, la langue, le récit et les personnages. Il y
a cinq ans, Les Funérailles de la sardine
avaient été couronnées par le prix Médicis. Du temps s’est passé avant de
retrouver la signature de Combescot sur la couverture d’un livre, mais l’attente
en valait la peine : Les Filles du
Calvaire offrent, avec la même générosité, une épopée jouissive. Il y a du
cirque et des chansons, de l’opéra et des gros mots, des destins tragiques et d’autres
dérisoires. Il se passe sans cesse quelque chose et, même si c’est impossible à
résumer clairement, à moins de réduire le roman au fil tenu par Rachel
Aboulafia, la Juive venue de Tunis et installée dans un bistrot sous le nom de
Madame Maud, c’est tout le contraire d’une faiblesse !
La semaine dernière, dans la fébrilité des
derniers jours avant un vote qu’on lui promettait en sa faveur, Pierre
Combescot s’était retiré loin de Paris et avait fui les journalistes. Nous
avons cependant bénéficié d’une exception qui nous a permis de réaliser cet
entretien il y a quelques jours.
— Le
temps qui se passe entre vos livres, est-ce parce que vous arrêtez de
travailler après avoir publié, ou parce que vous travaillez longtemps ?
— Ce
sont de gros livres, la plupart du temps, et j’y travaille quotidiennement, d’une
façon régulière. Mais, entre deux romans, il me faut toujours une année de
battement où je tourne autour, avec des feuillets que je déchire.
— Quel
a été le point de départ des « Filles du Calvaire » ?
— C’est
très difficile à dire. Je pense que j’avais depuis très longtemps ce livre en
moi à travers une expérience de musique wagnérienne, du mythe de Parsifal, etc.
Et, en même temps, j’avais une espèce de vengeance à assouvir auprès des
mélomanes fanatiques de Wagner teutonisés. Quand je suis allé pour la première
fois à Bayreuth, je devais avoir une vingtaine d’années, et il y avait encore
un public extrêmement typé. On sentait les vieux nazis et, autour d’eux, des
Français qui étaient vraiment de vieux relents de collaborateurs. Ils se
retrouvaient à travers Wagner. Et puis, en approfondissant un peu l’histoire de
Parsifal, il m’est apparu que Kundry était l’équivalent du Juif errant, puisqu’elle
est la femme au double visage. Et donc, forcément, elle devait être juive. Ça m’a
fait beaucoup rire de penser que Hitler avait dû l’applaudir à Parsifal
alors qu’il aurait dû lui mettre une étoile jaune et l’envoyer dans un camp.
— C’est
l’ironie de l’histoire !
— Voilà,
c’est l’ironie de l’histoire. Et mon héroïne assimile son destin à celui de
Kundry – elle ne connaît pas une note de musique, elle ne sait pas qui c’est, elle
ne sait pas qui est Wagner, etc., mais, tout d’un coup, quand on lui raconte
cette histoire, elle pense que c’est son destin.
— L’écriture
est-elle importante pour vous ?
— Je
vais vous dire une chose : il n’y a pas de livre sans une écriture, il n’y
a pas de livre sans une voix, il n’y a pas de livre sans un style. On peut
avoir les plus belles histoires du monde, s’il n’y a pas un style, une voix, une
patte personnelle, il n’y a pas d’écrivain, il n’y a pas de roman.
— Votre
écriture vous vient-elle naturellement ?
— C’est
très travaillé, je sue. J’écris raide tout de suite, et c’est pour ça que je
suis très lent. Mes manuscrits ont beaucoup de ratures, mais, dans le premier
jet, il y a déjà la musique du livre.
— Il
semble y avoir quelque chose de charnel dans vos rapports avec la langue…
— Oui.
Je ne chipote pas. Je suis le contraire de quelqu’un de maigrichon, et
physiquement, et intellectuellement, et aussi dans mon écriture. Vous avez
raison, c’est une phrase qui a du sang. Mais, en même temps, il ne faut pas non
plus que ça aille jusqu’à l’apoplexie. Trop gourmande, la langue devient
insupportable. Je prendrais comme modèle le Flaubert de Bouvard et Pécuchet et non pas celui de Salammbô.
Ou alors, le Flaubert des lettres.
— Est-ce
un livre qu’on peut lire à plusieurs niveaux ?
— Tout
à fait, oui. Il m’est apparu comme ça. Le soubassement m’est apparu d’abord. C’est
comme en peinture : il n’y a pas de belle peinture s’il n’y a pas un beau
dessin. Pour le roman, c’est la même chose s’il n’y a pas un plan, voulu ou pas
voulu – parce que le roman force la main de l’écrivain. Le plan m’est dicté, je
ne peux pas y échapper. Quand, par exemple, un personnage n’est pas voulu par
mon roman, il tombe de lui-même. Et je l’oublie. C’est donc qu’il n’avait pas d’existence
véritable.
— Dans
un ensemble aussi vaste, comment sait-on que le livre est terminé ?
— On
peut toujours surcharger, faire un livre épais. Mais c’est un peu comme un
fruit, il faut qu’il vienne à maturation, qu’il se détache de l’arbre, qu’il
tombe et qu’il ne soit pas trop lourd, qu’il ne s’étale pas. Il faut sentir ce
moment, et il faut le cueillir. Il y a des gens qui ne savent pas, et qui
laissent pourrir le fruit. J’aurais pu faire une fin beaucoup plus chargée et
je ne me le suis pas permis. Je voulais finir sur une sorte de mystère, comme
une parabole. Les personnages ont eu tant de vie que je pouvais me permettre de
les liquider en trois feuillets…
Ce soir on soupe chez Pétrone (2004)
Parlez-vous zobain ? C’est ainsi que Pétrone
qualifiait, à Marseille, l’argot des canailles. Ils allaient z-aux-bains. Où le
zob occupait une place prépondérante. Voici donc Rome, au sens large, dans son
génie et sa débauche. Un Satiricon revu et revisité par Pierre
Combescot, maître ès civilisation et perversion antiques. Les mémoires
apocryphes de Lysias sont un régal qui comble les gourmets et les gourmands.
Car les excès n’empêchaient pas le bon goût. Ni la franche rigolade, la poésie.
Faut-il brûler la Galigaï ? (2006)
De Florence à Paris, à cheval sur les 16e et 17e
siècles, les alcôves bruissent d’amours illégitimes. Les complots fleurissent à
tous les étages. Les espions les rapportent et les entretiennent. Toutes les
rumeurs prennent des proportions délirantes. Le duel est à la mode, tandis que
des armées combattent. Le meurtre est monnaie courante, par le poison, l’arme
blanche ou le pistolet. L’époque est, pour le dire vite, un gros tas de fumier
bien puant sur lequel brillent malgré tout des pierres précieuses. Car les
richesses ne manquent pas et elles nourrissent la convoitise des plus
ambitieux.
L’ambition, Léonora l’a tétée à Florence au sein de sa mère
qui, blanchisseuse, rêvait d’un destin singulier. Sa fille, bien que très
laide, a hérité d’un rêve qu’elle entreprend de réaliser dès lors qu’elle entre
au service de Marie de Médicis. Pour la coiffer. Et plus si affinités,
puisqu’elle entreprend d’amuser cette jeune fille dont l’enfance s’est déroulée
« entre jeux, fêtes et crimes sanglants. » Avec la confiance
qui grandit, Léonora comprend qu’elle peut manipuler Marie, en faire l’escabeau
qui la conduira vers la gloire et, surtout, la fortune. La prédiction d’un
mariage royal pour Marie permet à celle-ci de suivre les conseils de son amie,
son autre elle-même, pour refuser un prétendant en attendant celui qui sera
digne d’elle. Un roi de France, pourquoi pas ?
Pierre Combescot s’inscrit dans l’histoire, dans les
périodes surtout où il trouve à s’ébattre au milieu des excès les plus fous. Il
mène un train soutenu, fouette ses phrases, crève les mots sous lui pour leur
faire dire ce qu’il veut. Et s’épanouit en décrivant Marie qui « fait
la reine » tandis que Léonora se régale d’être sur le bon chemin.
Elle ne se trompe pas. Elle épouse Concini, un aventurier
florentin qui lui ressemble, rapine, encaisse les fruits de la corruption,
accumule les richesses, la voilà bientôt marquise, puis maréchale de France.
Quel parcours !
Ouais. Sauf la fin. Dans un monde à l’instabilité chronique,
les vainqueurs d’un jour deviennent souvent les dépouilles du lendemain. Et la
Galigaï – un nom qu’elle a acheté – terminera dans l’horreur une existence au
cours de laquelle elle avait joui de tout ce qu’elle avait désiré.
S’il brasse la fange à pleines mains, Pierre Combescot ne
s’en contente pas. Il brasse aussi la langue, comme on le sait depuis longtemps
– la réédition de son prix Goncourt, Les filles du Calvaire (Grasset, Les
cahiers rouges) le prouve aussi plus près de
nous dans le temps. Quelques mots rares dansent selon des rythmes inédits. Il
crée des accords parfaits entre la musique d’une grammaire personnelle et ce
dont il nous parle.
Son roman ne donne pas de leçon. Fallait-il brûler la Galigaï ?
Ceux qui en étaient convaincus en viennent presque, après que c’est arrivé, à
éprouver de la compassion pour elle. Preuve en tout cas que les sentiments
humains sont toujours plus compliqués que les intrigues auxquelles ils
participent.