Le marxisme et l'art. 6/ Art, travail, aliénation. Par Roger Garaudy

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit

L'art comme le travail est une objectivation de l'homme. Ses produits, comme ceux du travail, sont des fins humaines objectivées, des projets humains réalisés. Il n'y a donc pas, entre l'art et le travail, cette opposition irréductible qui soumettrait pour toujours le travail à des exigences vitales nécessairement serviles, alors que la création artistique serait pure liberté. La « finalité sans fin » de Kant, fondement de toutes les conceptions idéalistes et formelles de la beauté, appauvrit à la fois la notion du travail en le réduisant à réalisation de fins strictement et immédiatement utilitaires, et la notion de l'art qui serait une activité gratuite et un jeu. Ce sont là deux limites extrêmes d'une même activité créatrice réalisant des fins humaines,
satisfaisant des besoins humains, tantôt des besoins
particuliers, biologiques à l'origine, mais de plus en
plus complexes et de plus en plus socialises, et,
finalement, le besoin le plus général à lafois
et le plus profond de l'homme, celui de réaliser
sa propre humanité par son acte créateur, besoin
« spirituel » spécifiquement humain.
Ce qui est vrai, par contre, c'est que, dans toute société marchande, avec laquelle est née l'aliénation
du travail par le fétichisme de la marchandise,
et plus encore dans toute société divisée en classes
antagonistes où les rapports d'exploitation et de
domination aggravent et généralisent l’aliénation, s'opère un dédoublement ou une scission dans l'acte primitivement unique du travail.
Lorsque, avec la naissance de la propriété privée des moyens de production, l'homme, c'est-à-dire le créateur, le travailleur, devient esclave, serf ou prolétaire, ne possède plus ces moyens de production, le lien organique est rompu entre la fin consciente que s'assigne l'homme dans son travail et les moyens qu'il met en oeuvre pour atteindre cette fin. Le créateur se trouve ainsi séparé du produit de son travail qui ne lui appartient plus, mais qui appartient au propriétaire des moyens de production,
maître d'esclaves, seigneur féodal ou patron
capitaliste. Son travail n'est donc plus la réalisation de ses fins propres, de ses projets personnels : il réalise les fins d'un autre. Ainsi l'homme, dans son travail, cesse d'être un homme, c'est-à-dire celui qui pose des fins, pour devenir un moyen, un moment du processus objectif de la production, un moyen de produire des marchandises et de la plus-value. L'aliénation est ici dépossession. Dans tout régime de propriété privée des moyens de production, le travailleur n'est pas seulement séparé du produit de son travail, mais de l'acte même de son travail. Le maître ne lui impose pas seulement les fins, mais les moyens , les méthodes de son travail. Les gestes et les rythmes sont commandés du dehors par la place qui est assignée au travailleur dans l'engrenage de la production. Ils sont préfigurés, dessinés en creux, sous une forme entièrement déshumanisée et à des cadences devenues souvent hallucinantes, par l'outil ou la machine, jusqu'à faire de l'ouvrier, selon l'expression de Marx, « u n appendice de chair dans une machine d'acier ». L'aliénation est ici dépersonnalisation. L'ensemble des moyens de production existant à une époque historique donnée, l'ensemble des moyens scientifiques et: techniques de la culture et du pouvoir qu'ils représentent, sont le fruit du travail et de la pensée de toutes les générations antérieures. Lorsqu'un homme travaille, son activité est habitée par toute l'humanité antérieure ; son travail est l'expression de la « vie générique » de l'homme, de toutes les créations accumulées du genre humain. Or, lorsque les moyens de production sont propriété privée, tout ce patrimoine, en lequel est présente l'oeuvre créatrice de toute l'humanité passée, de l'humanité en tant qu' « être générique », comme dit Marx, est aux mains de quelques individus qui disposent de toutes les inventions accumulées par des millénaires de travail et de génie humains. La propriété privée est donc la forme suprême de l'aliénation. « La puissance sociale est devenue puissance privée de quelques-uns », dira Marx dans le Capital. Le Capital c'est le pouvoir aliéné de l'humanité s'élevant au-dessus des hommes comme une puissance étrangère et inhumaine. L'aliénation est ici déshumanisation. Cette aliénation du travail conduit nécessairement à séparer dans le travail ce qui est moyen au service de fins que le travailleur n'a pas posées, et ce qui est création, position des fins qui, dans toute société divisée en classes, est un privilège de classe. Cette rupture entre travail aliéné et travail créateur est mystificatrice ; le travail aliéné, qui est pourtant un phénomène historique, apparaît comme la forme « naturelle », et, par conséquent, nécessaire et éternelle du travail, et le travail créateur, qui définit l'art, sera séparé de ses origines terrestres, et apparaîtra comme un don du ciel, transcendant aux besoins humains.
Roger Garaudy Suite de la publication du chapitre "Le marxisme et l'art" du livre "Marxisme du 20e siècle" (les illustrations sont extraites de "Comment l'homme devint humain", Roger Garaudy, Ed J.A A SUIVRE Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest Libellés : Arts, Marx, Roger Garaudy