« Nous flottions. Nos gestes avaient une infinie lenteur et lorsque nous nous déplacions, c’était centimètre par centimètre. En rampant. Un mouvement brusque aurait détruit le charme. Nous parlions à voix basse. Le soir envahissait la pièce par la véranda et je voyais des grains de poussière stagner dans l’air. Un cycliste passait et j’entendais le ronronnement du vélo pendant plusieurs minutes. Il progressait lui aussi centimètre par centimètre. Il flottait. Tout flottait autour de nous. Nous n’allumions même pas l’électricité quand la nuit était tombée. Le lampadaire le plus proche, sur l’avenue Jean-Charcot, répandait une clarté neigeuse. Ne jamais sortir de cette villa. Ne jamais quitter cette pièce. Rester allongés sur le canapé, ou peut-être par terre, comme nous le faisions de plus en plus souvent. J’étais étonné de découvrir chez Yvonne une telle aptitude à l’abandon. Chez moi, cela correspondait à une horreur du mouvement, une inquiétude vis-à-vis de tout ce qui bouge, ce qui passe et ce qui change, le désir de ne plus marcher sur du sable mouvant, de me fixer quelque part, au besoin de me pétrifier. Mais chez elle ? Je crois qu’elle était simplement paresseuse. Comme une algue. »
Patrick Modiano, Villa triste, 1975, Gallimard, coll Blanche, p. 151-152