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Beauf et auteuriste : peut-on concevoir une œuvre réunissant deux tonalités aussi contradictoires ? Avec Les Fantômes d’Ismaël, Arnaud Desplechin relève le pari, et réalise avec succès une œuvre qu’on peut d’ores et déjà qualifier de « beaufeuriste ».
Les Fantasmes d’Arnaud
Les Fantômes d’Ismaël souffre de problèmes similaires à Juste la fin du monde (Xavier Dolan, 2016) : le cinéaste a voulu faire parade de son talent de cinéaste. Alors on use et abuse de procédés cinématographiques qui montrent le film en tant que film : ouvertures à l’iris, cadrages qui s’entrouvrent, montage où s’entremêlent flash-backs et présent, surimpressions… Un étalage d’intellectualisme et de références culturelles, à grands coups de Jan van Eyck et de Piero della Francesca, pour mettre en scène des clichés.Car, au fond, le dernier Desplechin ne brille pas par son propos. Sa forme clinquante camoufle mal une philosophie grossière, qui justifie les pires bêtises. À commencer par le fantasme masculin de façonner les corps féminins. Le fait que la première femme d’Ismaël (Marion Cotillard), de retour après vingt ans d’absence, se nomme Carlotta, n’est pas insignifiant : c’est le prénom que porte l’héroïne de Sueurs froides (Alfred Hitchcock, 1958), que James Stewart s’efforce de remodeler d’après ses souvenirs après sa mort.Créateur génial, incompris et isolé dans un lieu retiré du monde (son appartement parisien, sa maison de vacances, le grenier de sa maison natale), l’artiste néoromantique que fantasme Desplechin se rêve en Pygmalion disposant de tous les droits sur ses créatures. Ainsi se justifie tranquillement le machisme ordinaire, lorsque Ismaël (Mathieu Amalric) pousse Sylvia (Charlotte Gainsbourg) à l’aimer, en arguant du fait qu’« il ne faudrait pas [l]e rater ». Comme si l’artiste était un mets d’une telle qualité qu’il aurait pour devoir d’imposer sa bienheureuse présence à toutes les femmes qu’il croise.Et il en croise beaucoup.
Une mythologie personnelle labyrinthique
Avec ce film, Desplechin s’abîme un peu plus dans sa mythologie personnelle. Ismaël, Ivan Dédalus, Esther… autant de noms qui rappellent ces opus précédents. Ne pas avoir vu toute la filmographie du réalisateur avant Les Fantômes d’Ismaël ne pose pas de problèmes pour la compréhension de l’intrigue ; en revanche, on sent qu’il nous manque des clefs, des références pour interpréter ces personnages récurrents dans son œuvre. Mais ce problème de référentialité n’a rien de bien grave. Autrement plus dérangeant est cette claustration volontaire du cinéaste à son passé ; comme s’il ne pouvait produire du nouveau qu’en s’accrochant à des films reconnus. Figure du cinéma d’auteur français, tel que l’ont théorisé Truffaut et Godard dans Les Cahiers du cinéma, Arnaud Desplechin incarne les limites de la « politique des auteurs » : à trop rabâcher des thèmes personnels, son cinéma ne renvoie plus qu’à lui-même. Les Fantômes d’Ismaël n’est rien d’autre qu’un (joli) regard porté sur son nombril.Cette trop grande complaisance envers soi conduit fatalement au relâchement de la mise en scène. Sous des dehors pseudo-intellectuels, elle déguise une esth-éthique on ne peut plus convenue, que trahissent les séquences (mises en abyme) consacrées au personnage d’Ivan Dédalus (Louis Garrel). Musique rocambolesque, à la limite du mickey-mousing, dialogues fumeux, jeu d’acteur ampoulé… on croirait voir un téléfilm sur France 2. À l’autre bout du spectre se situe la séquence du retour à Roubaix. Par la fenêtre de son train, Ismaël cauchemarde les rues sales, les odeurs, la misère de Roubaix, que vomit en bloc sa voix-off. À travers Ismaël, Desplechin crache sur sa ville natale, qu’il rejette et qui le hante, et se réfugie dans la bourgeoise Paris. Ce qui confirme le but des Fantômes d’Ismaël : se distinguer en tant qu’Artiste.
Les Fantômes d’Ismaël, d’Arnaud Desplechin, 2017 Maxime