Comment Constantin se soumit…
Les télégrammes de
notre envoyé spécial, M. Albert Londres, nous ont résumé les incidents qui
ont marqué le départ d’Athènes du roi Constantin. Mais l’histoire de ce roi qui
tombe vaut d’être connue dans les détails. Notre collaborateur, qui l’a vue et
vécue, nous en adresse le récit plein de couleur dans les pages qu’on va lire.
Athènes, juin.
Depuis six mois, l’honneur de la France traînait dans la
poussière de Grèce ; il vient de se relever.
Athènes étouffait sous le malaise ; la ville sentait
qu’elle touchait à une fin. Le pays étranglé par la haine et la famine ne
pouvait plus respirer. Le pendu, arrivé à son dernier souffle de vie, de ses
propres mains, pour avoir de l’air, commençait à se déchirer la gorge.
M. Jonnart arriva et le dépendit.
Le dimanche 3 juin, Constantin, en grand plumet, sortit
dans la ville. C’était sa fête ; on lui chantait un Te Deum à la métropole ; il allait l’entendre. Il était en
daumont, la reine Sophie à ses côtés. Il saluait, il souriait, mais ce salut et
ce sourire étaient tels que Constantin semblait être une figure immobile sur
laquelle un mécanisme faisait passer de temps en temps un mouvement et un
rictus. Il s’était, avant de sortir, maquillé d’amabilité.
Le peuple ne s’y trompa pas.
— C’est sa dernière fête, dit à mes côtés un tondeur de
chiens.
Ce tondeur de chiens ne pâlissait pas les nuits sur la
politique, il comprenait cependant ce que d’autres personnes – il ne s’agit pas
de M. Guillemin – dont c’était le métier, n’arrivaient pas à entendre.
« Zonnart ! »
Le 4 juin, rien ; quelques hoquetements du pendu
seulement. Le 5, un nom éclate dans la ville : Jonnart ! plutôt
Zonnart avec un Z. Il n’était pas dans les journaux mais sur toutes les langues
– avec un Z. On n’entendait plus que Zonnart, Zonnart. Le 6, la presse boche,
en grande manchette imprimait : « Zonnart vient mettre les traîtres à
la raison ». Les traîtres, c’étaient nos amis. Il est vrai qu’en Grèce
nous en avions vu d’autres.
Où était Jonnart ? On ne parlait que de lui, on ne le voyait
jamais. Ce fut le commencement du trouble pour les Grecs. Un homme qui est tout
puissant et invisible comme Dieu ne pouvait être qu’un diable.
M. Jonnart était sur un bateau, à Keratsini. Il y recevait
les ministres de l’Entente puis nos attachés militaires.
« Où est Jonnart ? où est Jonnart » se
demanda, le 7, tout Athènes. M. Jonnart était devenu le nombril de la
ville. On ne pouvait plus s’en passer. Mais il avait gagné Salonique.
Athènes l’apprit et pâlit. « Si Jonnart est à
Salonique, ce n’est pas un ami » se dit-elle. Athènes l’avait déjà vu
embrassant le roi et Zaïmis, dînant chez l’un, dansant chez l’autre et roulé
par les deux.
Et c’était chez Sarrail et chez Venizelos qu’il allait !
Jonnart du coup fut dédoré. Les Athéniennes ne l’eurent plus comme chéri, car
ces dames sont royalistes : c’est chic.
Passons le 8, et arrivons au 9. Le 9, un coup terrible
frappa Athènes en plein dans le cœur. Ce ne fut pas la prise de Janina par les
Italiens, peuh ! Ce fut une dépêche annonçant que M. Jonnart,
publiquement et en grande pompe, avait pris un de ses repas avec Sarrail,
Venizelos et un tas d’autres lépreux horrifiants.
Athènes est subtile. Elle comprit que M. Jonnart avait
choisi sa table.
Le soir même, le ministre de France partit et l’événement se
précipita. M. Jonnart, la nuit, revint à Keratsini, il y apportait le
cercueil à poignées d’or de Constantin.
L’heure finale
Donc nous sommes au dimanche 10. Athènes se réveille et
son souffle est suspendu. Ses journaux ne lui disent rien de précis, mais elle
renifle. Elle n’entend pas encore résonner la marche funèbre, mais elle voit qu’on en prépare les
partitions.
C’est l’heure finale. Les amis du roi vont se lancer dans une
suprême tentative de sauvetage. Ces amis qui ne sont pas tous des Grecs ni des
Allemands ne se connaissent pas. Ils vont, de nuit, à Keratsini réveiller
M. Jonnart. Ils lui disent : « Vous allez faire couler des ruisseaux
de sang, dans les rues d’Athènes. » Ces messieurs ont des idées
personnelles.
D’inadmissibles escamotages ont tant de fois sauvé le roi
que ces manœuvres travaillent. Des cuirassés, des troupes sont là, nous le
savons, nous les voyons. Mais nous les avions déjà vus en juin 1916 et en
août, deux mois plus tard…
Le gouvernement occulte se démène. Dousmanis et Gounaris
échangent des serments de fidélité, de résistance et de Saint-Barthélemy.
Dousmanis et Gounaris, dans leur fièvre de partisans, croient que le Grec va se
dresser pour défendre son roi. Ils pensent au 1er décembre où
nos marins furent assassinés. Ils vivent sur les tombes de nos marins.
Toute la bande de Boches s’excite. Livieratos, général civil
des épistrates, énergumène à ressort, déclare qu’il va se substituer au roi, à
l’armée et à la nation. Il lance la mobilisation de ses réservistes. Il leur
donne rendez-vous pour le soir, à minuit, place de la Concorde, – car Athènes a
une place de la Concorde – ; il compte qu’ils viendront cinq mille.
Pour l’instant, il n’est que midi. Attendons douze heures.
Ne perdez pas le fil, nous sommes toujours au
dimanche 10, la veille de la renonciation du roi. Les officiers, à la
terrasse des pâtisseries, se font menaçants. Ces gens-là, parce qu’ils ont
assassiné quarante-trois petits marins, se croient les héros de la grande
guerre. Athènes est petite. Chacun sait quel est celui qui passe ; ils
disent sur nos pas et dans un clair français : « Ce ne sera pas plus
difficile que la dernière fois. » Et ils se remettent à sucer leur glace –
sans doute pour se refroidir le sang.
Comment savent-ils que l’on va détrôner leur roi ? Leur
a-t-on dit ? Non. Ils le savent.
La ville sait par les domestiques de la cour qu’au palais on
ficelle les malles. Comment l’opération se passera-t-elle ? Jonnart
descendra-t-il à terre ? Ah ! Jonnart ! les Athéniens n’ont que
vous dans la bouche, ils s’empiffrent réellement de votre nom. Il est trois
heures de l’après-midi. Il faut que les Athéniens soient hors d’eux-mêmes, pour
n’être pas encore au lit !
Mais il est quatre heures. M. Jonnart a fait appeler Zaïmis.
M. Jonnart est toujours sur son bateau. Les officiels seulement savent
cela, pas la foule. Les officiels retiennent leur pouls : il sauterait.
Zaïmis, sa communication reçue, est allé la porter au roi.
Dousmanis, aussi furieux qu’un taureau lardé, court en auto vers le palais. De
tous ses yeux il avale la route qu’il trouve trop longue.
Coup de vent et coup de barre
Huit heures. Subitement une dépression s’abat sur les Français
renseignés : l’affaire est dans l’eau. Oui, pendant quelques heures de
cette nuit de dimanche à lundi, notre justice fut encore sur le point de s’évanouir :
nous allions nous en retourner à Salonique. Que la France sache ce qu’elle doit
à M. Jonnart, au général Sarrail et aux généraux Caubone, Mas et Braquet.
Dans le milieu de la nuit, le rétablissement était accompli.
Ce coup de vent et ce coup de barre se passaient sur mer. Et
c’est à minuit que les épistrates de Livieratos devaient épistrater. Ils
épistratèrent, mais à cinq cents seulement au lieu de cinq mille. Ils étaient
serrés comme des froussards. Nous avons traversé leur masse, en voiture. Ils ne
se plaignirent même pas d’être dérangés. À un moment, Livieratos leva pourtant
son revolver et fit friser quelque chose dessus – mais il n’y avait pas de
balles dedans.
Athènes ne dormit pas et le roi fuma, et neuf heures du
matin trouvèrent Zaïmis chez M. Jonnart.
M. Jonnart lui disait : « Le roi doit abdiquer
aujourd’hui 11 juin et être parti le 12 à minuit.
La matinée était chaude. Les officiels en tenue de campagne,
le revolver visible, passaient par groupes résolus. Une réunion les appelait.
Dousmanis, empoisonné, tournait en auto dans toutes les rues de la ville. Les
ministres de l’Entente, encore ici, tournaient de même. Les dames – et ce fut
bien ma plus grande peine – sur le passage d’un « sale Français »
maniaient leur ombrelle comme un bâton. Mais, vision décisive : les
anciens présidents du Conseil se rendaient au palais.
Midi. Le dernier conseil de la Couronne se tient. Zaïmis
rapporte la volonté de M. Jonnart. Gounaris est pour la résistance. Les
autres, apercevant l’ombre de Sarrail au nord, au sud et en face,
douloureusement se taisent et s’épongent. Constantin se soumet. Alors il fait
appeler sa famille : « Il faut partir » dit-il simplement.
La plus petite des princesses qui perdait son poney éclata
en sanglots.
France, de cette aventure, ne regrette que les larmes de la
petite princesse.
(À suivre.)
Le Petit Journal, 26 juin 1917
La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.