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Al-Jazeera et la crise dans le Golfe – La défaite de juin 2017 (1/2)

Publié le 23 juin 2017 par Gonzo
Al-Jazeera et la crise dans le Golfe – La défaite de juin 2017 (1/2)Illustration reprise du site saoudien Almowaten.net

C’est peut-être un hasard, en tout cas c’est un symbole fort : le 5 juin dernier, un demi-siècle très exactement après le traumatisme de ce que l’on appelle en Occident la Guerre des 6 jours, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont commencé à imposer au Qatar un blocus totalement asphyxiant pour le micro émirat, n’était son unique fenêtre de l’autre côté du Golfe, l’Iran. Dans cette partie du monde arabe qui n’a jamais craint de se vanter de sa stabilité au regard du climat volatil régnant partout ailleurs dans la région, on a même pensé un moment à une invasion militaire, une éventualité qui n’a pas eu lieu faute, probablement, d’un feu vert des USA ou encore en raison de l’opposition des Turcs qui, fort opportunément, bénéficient également au Qatar d’une base militaire. Il est vrai que l’avenir des Frères musulmans, soutenus par les Turcs et les Qataris, fait partie des véritables enjeux de ce bras de fer entre riches Arabes du Golfe, bien plus que les prétendues exigences des frères arabes pour que le Qatar renonce à sa politique d’encouragement au terrorisme, une accusation qui pèse en réalité sur bien d’autres États, proches voisins ou non.

Le 16 avril dernier, Al-Hayat, le quotidien saoudien de référence, tressait encore des éloges à la chaîne Al-Jazeera et à son programme « AJ+ » (Al-Jazeera Plus), une plate-forme de vidéos d’information, lancée en 2015 à destination de la jeunesse arabe. Deux mois plus tard, un tel article est devenu parfaitement inimaginable tellement les médias des pays concernés se sont enrôlés sans la moindre hésitation dans une guerre de propagande de très bas étage. Son auteur risquerait même de graves sanctions pénales suite aux nouvelles dispositions qui, tant en Arabie qu’aux Émirats, sanctionnent lourdement toute position susceptible de passer pour un soutien à Doha. À tel point que les supporters du F.C. Barcelone aux Émirats craignent aujourd’hui d’enfiler en public le maillot de leur équipe fétiche dont le principal sponsor est, comme on sait, la compagnie Qatar Airways !

La nouvelle a été officiellement démentie mais cela n’ôte rien au fait que les médias des pays concernés se livrent, toute honte bue, à une guerre de propagande assez médiocre. Dans la mesure où la création d’Al-Jazeera répondait, entre autres objectifs, au désir de se doter d’une sorte de bouclier médiatique contre d’éventuelles intrusions de la part de ses puissants voisins, il n’est pas étonnant qu’on assiste sur la scène médiatique « à la poursuite de la guerre par d’autres moyens » pour reprendre une formule qui a déjà beaucoup servi. Pour autant, il ne faut pas inverser les données et on ne saurait affirmer que le nœud de la crise réside précisément dans la volonté de mettre un terme au pouvoir de nuisance d’une chaîne qui n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était depuis qu’elle est devenue, de manière trop visible, un simple relais des interventions qataries dans l’espace arabe (plusieurs chroniques sur cette question sur ce blog, la dernière en date ici).

La chronologie d’un certain nombre d’événements n’en est pas moins instructive sur le fait que l’empire médiatique du Qatar – et non pas sa seule chaîne d’information – est aujourd’hui la cible privilégiée des attaques de ses voisins. Ainsi, quelques heures seulement après le début du blocus, l’Arabie saoudite fermait sur son territoire les bureaux d’Al-Jazeera. Celle-ci, trois jours plus tard, se plaignait d’« attaques informatiques répétées » contre ses sites et ses comptes sur les réseaux sociaux, une plainte qui est loin d’être anodine lorsqu’on se souvient que toute la crise a été déclenchée par un discours de l’émir du Qatar diffusé par la chaîne nationale qatarie (et non Al-Jazeera, qui est une société privée), propos officiellement démentis par la suite et mis sur le compte d’une cyber-attaque d’une « entité inconnue ».

Après les Saoudiens, Al-Jazeera a connu la même infortune avec les Émiriens, suivis par les Jordaniens, sans beaucoup d’enthousiasme. Pour les Égyptiens, il n’en était nul besoin puisque les bureaux de la chaîne qatarie, dans ce pays qui a vu, en 2011, la création d’Al-Jazeera Mubasher Egypt (Al-Jazeera Egypt Live), sont fermés depuis 2013, trois journalistes de la chaîne ayant par ailleurs été condamnés à trois ans de prison ferme pour avoir travaillé « sans autorisation »). Plus surprenant, les Israéliens ont pris le train en marche (le 14 juin), certains de leurs dirigeants trouvant que le moment était bien trouvé pour priver les Palestiniens de cette voix que le ministre des Affaires étrangères, Avigdor Liberman, avec ce sens des nuances qui le caractérise, comparait à la pire propagande nazie ou stalinienne (article en arabe). Pour toute réponse, le responsable du bureau d’Al-Jazeera en Palestine a rappelé que la chaîne qatarie était la seule à donner régulièrement la parole sur son antenne à des officiels israéliens. Mais précisément, en cette période où tout va très vite – à tel point que l’impétueux Muhammed Ben Salman est tout récemment devenu le dauphin officiel, après avoir évincé son oncle – cette manière de pactiser avec la puissance ennemie par excellence est désormais également l’apanage des Saoudiens. On a ainsi beaucoup commenté au Moyen-Orient l’interview, sans aucun doute donnée en toute connaissance de cause, par un expert saoudien, via Skype, à une chaîne israélienne. C’était le 7 juin, deux jours après le début de la crise…

Les malheurs d’Al-Jazeera ne s’arrêtent pas là puisque, deux jours plus tard, une directive officielle interdisait la diffusion de la célèbre chaîne d’information dans les hôtels d’Arabie saoudite et du Bahreïn. De leur côté, les Émiriens s’en prenaient à la chaîne sportive beIN dont les abonnements n’étaient plus disponibles à la vente pour le public local (une question sur laquelle je reviendrai dans le prochain billet). Enfin, entre autres péripéties du même genre, on signalait il y a quelques jours encore que le compte Twitter d’Al-Jazeera avait été mystérieusement suspendu. L’agence Associated Press, qu’on ne peut pas soupçonner d’être particulièrement hostile à l’Arabie saoudite, signalait malgré tout perfidement dans son papier qu’un des principaux actionnaires de la micro-messagerie est le célébrissime prince Al-Walid bin Talal (voir ce billet de décembre 2001).

Le tableau ne serait pas complet si l’on ne mentionnait pas un ultime élément qui concerne les employés d’Al-Jazeera de nationalité saoudienne, émirienne, égyptienne ou jordanienne… En principe, rien ne les oblige à quitter le Qatar qui, pour le moment du moins, n’a pas fait le choix de la réciprocité vis-à-vis des ressortissants originaires des pays qui ont rompu leurs relations. Mais dans la pratique, compte-tenu du boycott auquel participent les autorités de leur pays, la situation de ces résidents étrangers au Qatar est intenable. Un souci de plus pour la chaîne qatarie qui voit ainsi partir des professionnels, dans certains cas très célèbres, tel le présentateur saoudien Ali al-Dhafiri (علي الظفيري). Tout en souhaitant bonne chance à ses anciens collègues avec lesquels il a travaillé treize années durant, celui-ci vient de démissionner « par obéissance à Dieu et aux dirigeants, que Dieu les garde » (طاعةً لله وولاة الأمر حفظهم الله), une formule qui peut laisser entendre bien des choses…


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